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La Russie sort de la crise

On nous annonçait tous les jours que la situation économique en Russie était effroyable. Mais, la situation économique de la Russie est loin d’être catastrophique. C’est ce que viennent de découvrir, à leur grande amertume et leur non moins grande stupéfaction, des analystes occidentaux. En effet, jusqu’à ces derniers jours, tel n’était pas le discours dans les médias occidentaux, et en particulier en France et aux Etats-Unis. Cependant, la vérité finit toujours par filtrer. Un chroniqueur de Bloomberg vient de lâcher le morceau[1]. Bien entendu, le papier de Matthew Winkler se concentre sur les opportunités d’investissement en Russie. Mais, son ton tranche radicalement avec ce que l’on pouvait lire et entendre ces derniers mois au sujet de la Russie. Ce dernier pays devient une « terre d’opportunités ». Il n’est bien entendu plus question d’un « défaut » ou de toute autre catastrophe. On mesure, alors, l’ampleur de la désinformation que nous subissons quant à la situation économique de la Russie. Mais, au bout d’un certain temps, l’absurdité de cette situation finit par se révéler.

La Russie, terre d’investissements ?

L’article de Matthew Winkler insiste sur deux éléments importants. D’une part, le rendement des emprunts souscrits par des entreprises russes est actuellement élevé. Il s’approche de 7,3% alors que les rendements sur les emprunts « corporate », tels que mesurés par l’indice MSCI des marchés émergents ne donne que 1,7%. D’autre part, la dépréciation du rouble, qui a été importante, fait qu’actuellement les titres (actions et obligations) des entreprises russes sont bon marché. Or, le rouble ayant tendance à s’apprécier, et les résultats des grandes entreprises russes restant bons, un investisseur peut espérer gagner sur les deux tableaux, à la fois sur le change (et il peut espérer une appréciation d’au moins 10% du rouble) et sur la valeur de ces titres. Winkler note aussi que 78% des entreprises cotées sur le MICEX (l’indice de la Bourse de Moscou) ont accru leurs parts de marché de manière plus importante que la moyenne des entreprises des pays émergents.

Ces divers éléments sont largement le produit des effets indirects de la dépréciation du rouble. Cette dernière a donné un coup de fouet à la productivité des entreprises russes. Par ailleurs, les données de ces dix dernières années montrent que les gains en productivité de l’industrie russe sont très importants, et largement supérieurs à ceux des autres pays industrialisés, à l’exception de la Chine.

Tableau 1

Gains annuels de la productivité du travail depuis 2002

2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013
Productivité totale 107,0 106,5 105,5 107,5 107,5 104,8 95,9 103,0 103,8 103,1 101,8
Agriculture, chasse et économie forestière 105,6 102,9 101,8 104,3 105,0 110,0 104,6 90,0 115,1 98,0 104,7
Secteur des matières premières 109,2 107,3 106,3 103,3 103,1 100,9 108,5 100,6 102,7 100,0 101,7
Secteur manufacturier 108,8 109,8 106,0 108,5 108,4 102,6 95,9 108,3 105,6 103,0 102,7
Construction 105,3 106,8 105,9 115,8 112,8 109,1 94,4 98,7 105,2 100,1 97,4
Services commerciaux 109,8 110,5 105,1 110,8 104,8 108,1 99,0 98,8 101,9 102,5 100,7
Transport et communication 107,5 108,7 102,1 110,7 107,5 106,4 95,4 102,4 105,4 102,1 101,6

Source : Service fédéral des Statistiques

Tout ceci confirme la présence d’un fort potentiel industriel. Dans ce cadre, on comprend alors que la Russie soit présentée comme une « terre d’opportunités » pour les investisseurs étrangers. Bien entendu se posera la question d’une possible extension des sanctions, en particulier dans le domaine financier. Ceci imposera aux investisseurs de délaisser les monnaies qui risquent d’être les vecteurs de ces sanctions, le Dollar américain et l’Euro et d’opérer avec d’autres monnaies, comme le Yuan chinois. Ceci est aujourd’hui possible avec le développement d’un marché du Yuan sur Moscou, qui est ouvert aux non-résidents. Ce marché vient d’ailleurs de connaître une nouvelle extension avec l’ouverture d’un compartiment de cotations au futur des opérations en Yuan. Ceci devrait supprimer la nécessité d’utiliser soit le Dollar soit l’Euro pour des opérations de couverture à terme d’opérations d’investissement.

Mais, ce constat des opportunités d’investissement existant aujourd’hui en Russie impose de revenir sur la résistance surprenant de l’économie au choc spéculatif qu’elle a connu en décembre 2014. Cette résistance éclaire en fait la dynamique d’approfondissement et de diversification de l’économie que l’on connaît depuis le début des années 2000 et qui a été largement ignorée par nombre de commentateurs. C’est ce qui explique que l’économie russe soit actuellement bien plus robuste qu’elle ne l’était en 1998, voire en 2008.

La crise décembre et la stabilisation.

On se souvient de la crise spéculative de décembre 2014, qui s’était traduite par des mouvements importants et erratiques du taux de change du rouble entre le 12 décembre et le 26 décembre. Ces mouvements ont été contrés par une action décidée de la Banque Centrale de Russie dont on a rendu compte dans ce carnet. La « contre-spéculation » lancée par la BCR, avec l’appui de la Banque Centrale de Chine, lui a permis d’infliger des pertes très significatives aux spéculateurs. Mais, ces mouvements ont très largement ébranlés la confiance des russes non en leur monnaie mais dans leurs banques. De fait, alors qu’au pire de la crise le rouble se négociait à 77 roubles pour 1 dollar sur les marchés « spots » et à 67 roubles pour un dollar au niveau des mises en vente par la Banque Centrale, certaines banques n’ont pas hésité à afficher des taux de change au particuliers de 140 à 150 roubles pour un dollar. C’est cela qui fut à l’origine de l’effervescence autour des biens de consommation à la mi-décembre.

Cette spéculation a aussi imposé des mesures restrictives à la Banque Centrale de Russie qui, faute de mettre en place un contrôle des capitaux, a tenté de circonvenir la spéculation en montant de manière très spectaculaires son taux d’intérêt On peut regretter que le contrôle des capitaux n’ait pas été utilisé. C’est une arme bien plus efficace face à des mouvements purement spéculatifs que les « mesures de marché » qui ont été employées en Russie. Il est clair que la BCR a été surprise par l’ampleur de la spéculation et que sa direction a cédé un instant à la panique, comme on le voit sur les mouvements du taux d’intérêts. Ce dernier est ainsi passé de 11% à 17%. Mais, en réalité même un taux de 17% ne représente qu’un coût dérisoire pour une opération qui ne dure que quelque jours et où le gain de spéculation anticipé peut atteindre 10% à 20% des montants engagés (et empruntés). Cette situation a obligé la BCR a intervenir directement sur le marché, en vendant massivement des dollars pour provoquer une « contre-spéculation » ainsi qu’il a été dit. Cette politique a été efficace. Le 26 décembre le taux de change était revenu à son point de départ.

Mais, du fait de la perte de confiance des russes dans leur banque, les pressions baissières ont continué à se manifester sur le rouble (graphique 1).

Graphique 1

A - Gr1

Source : Banque Centrale de Russie

 

Ce dernier s’est déprécié, mais de manière plus lente jusqu’au début du mois de février. Puis, il a commencé à lentement s’apprécier. Actuellement, il semble revenu durablement vers 60 roubles pour 1 dollar et les pressions haussières vont continuer de la pousser sans doute jusqu’à 52-55 roubles. Ceci, alors que la Banque Centrale a commencé à réduire sont taux d’intérêt, passé de 17% à 15% puis à 14%. C’est la preuve que la confiance revient lentement. Les dépôts dans les banques se sont remis à augmenter (+3%) dans le mois de février. Par ailleurs, la baisse des paiements dus à l’étrangers par les entreprises et les banques russes dans le cours de 2015 par comparaison à ce qu’elles ont du rembourser dans le 2ème semestre 2014 est un autre facteur d’appréciation du rouble.

Ainsi qu’on l’a déjà signalé sur ce carnet, il faut donc s’attendre à ce que le rouble s’apprécie. Le mouvement sera faible tant que les prix du pétrole resteront déprimés. Mais, ces prix sont en train de provoquer une véritable catastrophe économique dans le secteur du pétrole et du gaz de schiste. On peut le constater en regardant les variations du nombre des trépans rotatifs en Amérique du Nord depuis la fin de l’été 2014.

Tableau 2

Nombre de forages utilisant des trépans rotatifs (Etats-Unis et Canada)

Zone 15/08/2014 13/03/2015 Différence
TOTAL Etats-Unis 1913 1125 -788
Canada (terrestre) 397 216 -181
Canada (Offshore) 4 4 0
TOTAL CANADA 401 220 -181
GRAND TOTAL 2314 1345 -969

 

On peut donc s’attendre à une chute de la production en Amérique du Nord à partir de juin-juillet 2015. Le prix du baril devrait remonter (pour le BRENT) autour de 70 dollars le baril. Cela devrait correspondre à un taux de change de 42 à 45 roubles pour 1 dollar. Mais, il faut tenir compte à la fois de la perte de confiance des russes dans leurs banques (qui pourrait justifier une sortie des capitaux hors du rouble) et, à l’inverse des pressions haussières qui viendront de l’attractivité des possibilité d’investissement en Russie dès que les opérateurs étrangers auront compris comment circonvenir les mécanismes des sanctions. Ceci fait que la plage potentielle pour la stabilisation du rouble est en fait assez large allant de 50 roubles pour 1 dollar (au plus bas) à 35 roubles pour 1 dollar (au plus haut).

Cette incertitude sur la plage de stabilisation du rouble va certainement favoriser d’autres mouvements erratiques du taux de change. C’est la raison pour laquelle on insiste sur la nécessité de la mise en œuvre de mesures de contrôle des capitaux, afin d’éviter des mouvements, qu’ils soient à la hausse ou à la baisse, et dont le pouvoir déstabilisateur sur l’économie est potentiellement important. On rappellera ici que même le FMI reconnaît la nécessité de contrôles des capitaux dans les pays émergents quand existent des incertitudes importantes.

L’économie réelle digère le choc de change.

Le point le plus intéressant est cependant la réaction du secteur réel. On annonçait une année 2015 désastreuse. On peut penser que pour certains analystes aux Etats-Unis ou à Bruxelles, on souhaitait en réalité cette année désastreuse, espérant que des difficultés économiques importantes alimenteraient une hostilité potentielle au pouvoir de Vladimir Poutine. Même le ministre des Finances, M. Siluanov, prévoyait au mois de janvier 2015 une chute du PIB d’environ 4%.

Or, on s’aperçoit depuis le début du mois de mars que le secteur réel digère bien mieux le choc de change que ce que certains pensaient. La baisse du PIB ne devrait pas excéder 3% au 1er trimestre 2015, et se situer entre -1,5%/-2,0% pour l’année 2015. On ne peut même exclure, si les prix du pétrole remontent plus vite que prévu, que l’année 2015 se termine par un quatrième trimestre de croissance. Les prévisions ont aussi été réajustée sur 2016, où l’on s’attend à une croissance de 1,5% au minimum. On le voit, l’économie russe digère bien mieux le choc de change qu’elle a subi.

La cause de cette résistance est double. D’une part les ménages maintiennent largement leur niveau de consommation, en dépit de la hausse des prix liés aux produits importés, et d’autre part l’emploi reste relativement stable. Le chômage n’a que peu progressé, de 5,2% à 5,8%. Il devrait sur l’ensemble de l’année 2015 se situer, au pire, vers 6,5%. Il est important de rappeler qu’en 2009, lors de la crise financière mondiale, il avait atteint 9,9%.

Les raisons de cette résistance au choc de change sont multiples. Tout d’abord, l’industrie russe a amélioré grandement sa compétitivité du fait de la dépréciation du rouble. Elle maintient un bon niveau d’activité.

 

Graphique 2

A - Gr2

Source : Service fédéral des statistiques

 

Ensuite, les mesures dites « anti-crise » prises par le gouvernement commencent à porter leurs fruits. Certes, le processus est lent, et inégal suivant les secteurs. Un retard inquiétant semble avoir été pris dans l’industrie agroalimentaire et dans l’agriculture. Mais, dans l’ensemble, ces mesures ont un effet positif. Enfin, la décision de la BCR de baisser le taux d’intérêts rapidement, et sans attendre de baisse significative de l’inflation (qui devrait plafonner en mars autour de 16,5% par rapport à mars 2014 avant de baisser fortement à partir de mai) est un signal fort que les autorités sont bien décidées à tout faire pour que le niveau de production reste élevé.

 

Une économie qui s’adapte.

Il est important de noter que l’économie russe en réalité s’adapte aux sanctions et à un environnement international relativement hostile. Les entreprises ont changé de fournisseurs, préférant les pays d’Extrême-Orient (Taïwan, Chine, Japon) aux pays occidentaux. On note des phénomènes identiques pour les flux financiers et le Yuan chinois prend désormais une place de plus en plus grande pour les investissements. De ce point de vue, il y a une cohérence entre les évolutions économiques et des évolutions idéologiques qui se concentrent sur la question de « l’eurasisme », thème devenu très à la mode en Russie depuis le début des années 1990[2]. On peut se demander jusqu’à quel point cette transformation économique accélérée n’a pas été aussi une réponse à ce que les dirigeants russes ont perçus comme une « menace de guerre » en provenance des Etats-Unis[3].

C’est dans ce cadre qu’il faut considérer le double mouvement et d’intégration au niveau de « l’Eurasie » comme en témoigne le programme de coopération dans les infrastructures de transport signé entre le Belarus, la Russie, le Kazakhstan et la Chine et d’interpénétration des BRICS, qui se manifeste par la création d’une nouvelle banque de développement, la Banque Asiatique d’Investissements dans les Infrastructures (BAII). Cette création a été décidée au sommet des BRICS de l’été 2014. Après un premier dépôt chinois de 50 milliards de dollars, le capital de cette banque est promis à doubler avec les contributions des autres participants qui devraient lui permettre d’atteindre 100 milliards au total. Cette somme représente déjà les 2/3 du capital de la Banque Asiatique de Développement qui est une émanation de la Banque Mondiale[4]. La nouvelle institution bancaire indépendante aura son siège à Shanghai, la présidence sera tournante et l’Inde devrait en assurer la présidence en premier. De même, l’accord de réserves contingent (ARC- ou Contingent Reserve Agreement) issu lui aussi du dernier sommet des BRICS, est à noter. Il devrait constituer potentiellement le FMI futur des BRICS. Il s’agit de constituer un filet de sécurité en cas de choc financier et de crise de balance des paiements, par exemple si la monnaie d’un des pays membre venait a subir une attaque spéculative. Cette double intégration, qui va de paire avec les ambitieux projets de modernisation de l’économie de la Russie, aboutisse à donner à cette dernière une profondeur économique qui la met largement à l’abri des perturbations extra-conjoncturelles, comme celles découlant de la crise en Ukraine.

L’économie russe effectue donc un virage à 180° qui va la conduire à développer de plus en plus ses liens avec les pays d’Asie et les pays émergents. Le seul effet des sanctions aura été de précipiter un mouvement qui était prévisible sur les 10 prochaines années. Mais, l’impact de ce mouvement sur certaines économies européennes se révèle d’ores et déjà important. Les pertes de marché de l’industrie allemande, française ou italienne au profit des industriels d’Asie seront très difficiles à inverser. De fait, la Russie peut même aujourd’hui se permettre d’envisager de lever certaines des contre-sanctions qui avaient été prises en rétorsion et qui ont durement frappé l’économie de pays comme la Grèce ou la Hongrie.

Il apparaît ainsi que si certaines personnes espéraient que les sanctions allaient provoquer une crise sociale d’ampleur en Russie qui aurait pu déstabiliser Vladimir Poutine, ce calcul ne tenait nullement compte de la résilience importante des structures économique en Russie. L’échec de ce calcul, que confirment les sondages sur la popularité de Vladimir Poutine[5], conduit dès lors les Etats-Unis et les pays de l’Union européenne au dilemme suivant : faut-il maintenir, voire renforcer, les sanctions, dont on voit qu’elles ont eu très peu d’effet ou faut-il admettre que la politique des sanctions a été une profonde erreur. Ce dilemme devrait devenir de plus en plus importants dans les mois qui viennent.

Par Jacques Sapir

Notes

[1] Winkler M.A., « Russia rebounds, despite sanctions », 20 mars 2015, Bloomberg, http://www.bloombergview.com/articles/2015-03-20/russia-rebounds-despite-sanctions

[2] L’origine de ce courant est en fait plus ancienne. Voir : N. Riasanovsky (1967), The emergence of eurasianism, in California Slavic Studies, Berkeley, volume IV

[3] Glaziev S., « The Threat of War and the Russian Response » in, Russia in Global Affairs, 23 septembre 2014, http://eng.globalaffairs.ru/number/The-Threat-of-War-and-the-Russian-Response-16988

[4] David Pilling, «The Brics bank is a glimpse of the future » sur le site de la télévision russe, 30 juillet, 2014

http://french.ruvr.ru/2014_10_24/La-Chine-etablit-une-banque-regionale-en-Asie-avant-le-sommet-de-l-APEC-2362/

[5] Le point-AFP «Russie : la popularité de Poutine atteint un nouveau record», Le Point, 07/08/2014

http://www.lepoint.fr/monde/russie-la-popularite-de-poutine-atteint-un-nouveau-record-07-08-2014-1852064_24.php

1 réponse
  1. emmanuel
    emmanuel dit :

    l’Europe aurait du s’en douter. En fait tout le monde autour de moi se doutait qu’il ne fallait pas rompre avec la Russie…conclusion, la rupture est préméditée, et voulu par nos dirigeants qui ne sont que des traitres au service des USA, ou plutot de la FED. Je souhaite longue vie et prospoérité à la Russie et à l’Asie. Nous, je nous souhaitent de nous détacher au plus vite de cet empire qui ne repose que sur une seul chose, la guerre.

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