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Russie : un été agité

On a constaté dans les derniers jours de juillet et les premiers jours d’août une nouvelle dépréciation du cours du rouble par rapport au dollar. En termes nominaux on a atteint des niveaux comparables à ceux de décembre dernier. Pourtant, il est clair que l’on n’est pas confronté à un problème de spéculation comme ce fut le cas en décembre 2014. Il est facile de comprendre ce qui se cache derrière cette dépréciation, mais plus complexe d’en comprendre les conséquences à moyen terme.

Rouble, dollar et pétrole

L’évolution des prix du pétrole (essentiellement l’indice BRENT) sur le rouble est indéniable. Ceci est dû à l’importance du pétrole dans les mécanismes budgétaires et financiers de la Russie et non à son poids dans la production. La part du pétrole dans les recettes fiscales de la Russie est effectivement importante.

Tableau 1

Part dans les recettes

En % du budget consolidé
2010 2011 2012 2013 2014
Pétrole (et dérivés) 28,5 31,9 32,7 32,2 33,2
Gaz 2,3 3,2 3,7 4,3 4,1
Autres 69.2 64.9 63.6 63.5 62.7

Source : Données du Ministère des Finances de Russie

Alors que les activités extractives (pétrole et gaz) et de raffinage ne représentent qu’environ 10% du PIB, on constate que le pétrole représente 1/3 des recettes budgétaires et le gaz environ 4%. Cela traduit bien le fait que la politique fiscale de la Russie a été basée sur la capture de la rente des hydrocarbures. Mais l’impact des hydrocarbures ne se limite pas aux seules recettes budgétaires. Les revenus des exportations provenant des hydrocarbures qui sont rapatriés en Russie sont importants dans la balance financière du pays.

Tableau 2

Part dans les revenus d’exportation rapatriés en %

Années 2010 2011 2012 2013 2014
Pétrole (et dérivés) 51,2 50,9 54,2 53,7 54,2
Gaz 13,8 12,1 11,3 12,0 12,8
Total 65,0 63,0 65,5 65,7 67,0
Autres 35,1 37,0 34,5 34,3 33,0

Source : Données du Ministère des Finances de Russie

Il convient de rappeler que la monnaie dans laquelle les contrats sont négociés est très largement le dollar des Etats-Unis, même si ces contrats peuvent être réglés dans une autre monnaie. La distinction entre la monnaie de contrat et la monnaie de règlement est une distinction courante dans le commerce international. Cependant, cela a une conséquence importante : quand le rouble se déprécie par rapport au dollar des Etats-Unis, les revenus en rouble et les recettes en roubles du budget augmente. C’est la raison pour laquelle, en période de baisse des prix du pétrole, il est logique pour les autorités russes de laisser le rouble se déprécier. Il convient donc de comparer le taux de change nominal avec le taux de change réel (corrigé de l’inflation) correspondant à un prix donné du pétrole, sachant que les coûts d’extraction et d’exportation auxquels les compagnies font un bénéfice se situaient autour de 3000 roubles le baril en décembre 2013.

Graphique 1

A - Change nominal et petrole

On constate que le taux de change du rouble correspond à peu de choses près à un prix du baril de 55 dollars. Or, le prix du BRENT est, ce mardi 1er septembre, de 53 dollars. L’évolution est donc normale. Les mouvements récents du taux de change ne sont pas dus, comme ce fut le cas en décembre 2014, à une crise spéculative. Ils correspondent aux évolutions nécessaires pour assurer la stabilité financière de la Russie. On constate d’ailleurs que ces fluctuations récentes n’ont provoqué nulle panique en Russie. Le niveau des réserves de la Banque Centrale de Russie est d’ailleurs stable depuis de nombreux mois, ce qui montre bien que l’on est dans une situation radicalement différente de celle du mois de décembre.

Graphique 2

A - BCR Réserves de change

Taux de change et compétitivité

Néanmoins, le taux de change n’établit pas seulement les conditions d’équilibre financier de la Russie. Il joue un rôle important quant à l’équilibre économique du pays. De ce point de vue, il est aujourd’hui largement admis par de nombreux économistes que le taux de change du rouble était surévalué à la fin de 2013. Une dépréciation s’imposait, qui fut d’ailleurs largement réalisée durant le cours du mois de janvier 2014, soit avant les événements d’Ukraine.

Depuis, les monnaies de plusieurs pays émergents se sont elles aussi dépréciées. Il est désormais évident que le gouvernement russe s’est engagé dans une politique protectionniste et qu’il cherche à développer le potentiel de production de son économie. De ce point de vue, une dépréciation importante du taux de change s’impose. On constate que l’écart avec le taux de change de fin janvier (après une dépréciation de -15%) se situe aujourd’hui autour de -40%. L’impact de cette dépréciation sur la compétitivité tant interne qu’externe des productions russes est important.

Graphique 3

Ecarts du taux de change avec les niveaux corrigés de l’inflation du taux nominal et du taux déflaté du change de décembre 2013

A - Ecarts de change réel

L’impact de cette forte dépréciation sur l’industrie, mais aussi sur les activités agro-industrielles, commence d’ailleurs à se faire sentir. Les coûts de production de l’industrie exprimés en dollars sont devenus très intéressants, permettant aux groupes industriels russes d’accroître leur présence à l’exportation, de reconquérir une partie du marché intérieur mais aussi d’accroître leurs profits pour investir. On devrait voir ce dernier effet se manifester dans les prochains mois. Dans le domaine agricole et agro-industriel, la forte dépréciation du rouble combinée avec l’embargo sur les produits alimentaires en provenance de l’Union européenne, s’est traduit par une amélioration sensible des conditions économiques dans le secteur agroalimentaire. Non seulement la production russe est en train de reconquérir son propre marché, mais elle commence à progresser à l’exportation. Ces dernières devraient ne plus se limiter aux céréales, mais commencer à inclure des produits transformés et de la viande.

Il est donc évident que, du point de vue de la production, la forte dépréciation du rouble a présenté bien des avantages. Le niveau très faible du chômage aujourd’hui en Russie traduit le fait que l’on a une recomposition de l’économie qui se recentre sur des productions nationales. Cette recomposition est néanmoins loin d’être terminée. Elle imposera des changements importants dans le cadre institutionnel pour que les processus de création d’entreprises et d’innovation puissent donner leur pleine mesure. On voit, dans l’exemple de la Russie, qu’une forte dépréciation du taux de change de la monnaie peut être bénéfique mais qu’elle ne suffit pas. Elle est une condition nécessaire à la mutation de l’économie mais non une condition suffisante.

Taux de change et inflation

Il n’en reste pas moins qu’une forte dépréciation du taux de change peut engendrer une forte inflation. De fait, cette dernière est de l’ordre de 15,6% au mois d’août (sur 12 mois) et devrait redescendre vers les 12,5% au mois de décembre. Mais, l’inflation était d’environ 6% en décembre 2013, alors que le taux de change était stable. On peut en déduire qu’il y a une composante structurelle de l’inflation (sans doute autour de 6%) et une composante conjoncturelle de l’inflation, largement induite actuellement par la dépréciation du rouble, dont le niveau serait compris entre 9,5% (actuellement) et 6,5% (en prévision au mois de décembre). Or, la dépréciation du rouble, en termes nominaux, dans les 12 derniers mois a été de -41%. Cela implique que l’effet d’inflation induit par une dépréciation de la monnaie serait d’environ ¼ de la grandeur de cette dépréciation. Ce point est important à retenir. Même dans le cas d’une très forte dépréciation du taux de change, et même pour un pays dont la dépendance aux importations est forte, comme l’est la Russie, l’effet d’inflation produit par une dépréciation s’avère donc limité.

Cependant, l’effet de cette inflation doit être aussi pensé en relation avec le taux d’intérêt levé par les banques. De ce point de vue, il est clair que ce taux est dépendant du taux de base de la Banque Centrale (aujourd’hui 11%), mais que les banques commerciales, à l’exception de la Sberbank, pratiquent des marges très élevées. Pour les entreprises, les taux d’intérêts sont actuellement en moyenne de 14-15% pour les grandes entreprises et de 16-17% pour les PME. Cela implique qu’en statique nous sommes dans une situation de taux négatifs pour les grandes entreprises. En dynamique, et en tenant compte des prévisions de baisse de l’inflation, le taux réel devrait s’établir autour de 1,5% – 2,5% pour les grandes entreprises et 3,5%-4,5% pour les PME. Ceci correspond à une amélioration importante de la situation du crédit, non seulement par rapport au début de l’année (où les taux étaient en statique largement positifs) mais aussi par rapport aux années précédentes. On redécouvre ici le fait que d’avoir une inflation importante, du moment que vous pouvez maîtriser vos taux d’intérêts, a pour effet d’aboutir à des taux réels faibles, voire négatifs dans certains cas. Ceci devrait avoir des conséquences favorables sur l’investissement. Les taux d’emprunts restent cependant élevés pour les ménages. Néanmoins, il convient de noter la forte baisse des taux d’intérêts sur les prêts liés à l’achat d’une voiture (aujourd’hui entre 13%-15% sur une maturité de 1 an à 3 ans) et le fait que les prêts liés à l’immobilier (essentiellement les prêts hypothécaires) sont en train de baisser fortement en termes réels.

On voit donc qu’après avoir tenté de limiter la crise spéculative par une très forte hausse des taux d’intérêts au mois de décembre, forte hausse qui s’est avérée une erreur et qui a eu des conséquences néfastes au premier comme au deuxième trimestre, la Banque Centrale de Russie semble avoir compris que l’intérêt de l’économie résidait dans des taux d’intérêts réels faibles. Ceci implique que la BCR mette de côté son objectif proclamé de réduction de l’inflation à 4%. Une stabilisation de l’inflation, à 12% fin 2015 puis à 10% en 2016 apparaît comme plus compatible avec les objectifs économiques que vise le gouvernement russe.

Par Jacques Sapir
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