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La Russie de 1885 à 1914

Le pivotement du modèle de développement de la Russie de 1885 à 1914

Il est important, si l’on veut comprendre les enjeux du tournant économique actuel de l’économie russe, d’évaluer l’impact de l’héritage russe, tant dans le domaine des structures que dans celui des idées et des représentations. Cet héritage ne constitue pas une détermination absolue, et le processus d’innovation institutionnel et politique se poursuit constamment. Mais, d’une part cette innovation, en particulier dans le domaine institutionnel, emprunte souvent des formes « habituelles », soit des formes auxquelles les acteurs sont habitués et d’autre part ce processus d’interaction entre l’héritage et les nécessités présentes, permet de comprendre l’adoption comme le rejet de certaines solutions.

Les caractéristiques du modèle de développement et du secteur bancaire sont ici particulièrement intéressantes [1]. Elles témoignent à la fois des tensions qui pouvaient exister au sein du système productif de la Russie, mais aussi des tensions dans la circulation monétaire qui éclairent la nature et les limites du schéma de développement du capitalisme que la Russie a connu de 1880 à 1914, au-delà de sa très forte dynamique entre 1885 et 1904 [2]. La croissance lors de la phase de rapide industrialisation entre 1885 et 1904, s’était déroulée avec des gains de productivité très faible. On était en présence d’un schéma d’accumulation extensif, où la croissance reposait avant tout sur l’accroissement du volume total des facteurs de production. Ceci est d’ailleurs une caractéristique commune aux premières phases de la révolution industrielle en Europe et aux États-Unis. Dans une telle situation, la croissance dépend directement de l’investissement, qui lui-même dépend de la capacité à contraindre la consommation intérieure ou de la possibilité d’attirer des investissements étrangers.

La structure de l’économie Russe à la fin du XIXème siècle.

L’économie de la Russie au milieu du XIXème siècle peut se caractériser par la combinaison de formes institutionnelles archaïques (le servage) mais induites par un premier processus de modernisation, et largement liées à un problème fiscal. Au niveau de la production, l’économie Russe se caractérise par une base agraire qui utilise des techniques traditionnelles [3], et l’émergence d’une industrie, qui se développe depuis la seconde moitié du XVIIIème siècle, une industrie manufacturière où se combinent des techniques traditionnelles (artisanales) et des techniques modernes, en général importées. L’Etat impérial joue un rôle décisif dans ce processus ; il est un acteur clef du développement économique [4].

A partir de la seconde moitié du XIXème siècle, la Russie entre dans un double processus de changement institutionnel (la fin du servage [5]) et de changements économiques avec la mise en place des éléments de la « globalisation » économique de la fin du XIXème siècle, changements qui se caractérisent par le chemin de fer, les processus de réfrigération et le navire à vapeur, et qui permettent de relier l’espace productif agricole russe avec la demande mondiale et de changements politiques [6]. Le résultat de ces changements a été le développement d’un secteur exportateur dans l’économie russe, qui devient rapidement un secteur « rentier » (dans le sens moderne du terme) et où le blé et le beurre russe sont exportés vers l’Europe, et engendrent des recettes importantes. Une large partie de la politique du gouvernement russe viser justement à permettre la pénétration de cette économie rentière. Le développement d’infrastructures de transport (installations portuaires, installations de stockage, chemin de fer), est largement déterminé par une volonté gouvernementale de maximiser les flux issus de cette économie rentière. La question de l’industrialisation se pose, mais à travers des médiations particulières, au sein desquelles la question du taux de change et du protectionnisme apparaissent comme centrales.

 

La question du « contrôle » sur ces flux financiers se pose dans la fin du XIXème siècle ou s’affrontent divers groupes sociaux et où l’autonomie du système politique central de la Russie (la cour impériale) joue un rôle relativement déstabilisateur sur le pays.

Les projets de développement de l’industrie, et d’une classe sociale d’entrepreneur (Vyshnegradsky, Witte) se succèdent dans cette période. Mais, ils se heurtent au conflit sur l’acquisition de l’épargne. L’épargne accumulée en Russie, que ce soit par la population ou par les entreprises, est l’objet d’un conflit entre les entrepreneurs potentiels et l’Etat (par l’intermédiaire de la cour Impériale).

L’insertion de la Russie dans la « globalisation » de cette époque se fait dans un contexte de conflits politiques importants (avec l’Empire Ottoman, l’Empire Austro-Hongrois, le Japon, et enfin l’Allemagne). Ce contexte conduit au développement d’une force armée importante, tant terrestre que navale, développement qui pèse sur le partage de l’épargne. De fait, l’Etat va s’approprier une large partie de l’épargne nationale, et impose le recours de la Russie à l’épargne étrangère.

Cette épargne sera attirée vers la Russie par une réforme monétaire (le Rouble-Or), mais aussi par des liens importants avec les institutions bancaires et financières étrangères. Les choix qui sont fait à cette occasion (refus de l’Allemagne, acceptation de la France et début de la « Grande Alliance »), choix qui divisent l’élite russe, auront des conséquences importantes quant au développement de la Russie. Celle-ci se lie avec un pays (La France et secondairement la Belgique) pour obtenir les financements nécessaires à son développement, mais pour stabiliser ces liens la Russie s’engage dans une alliance stratégique et dans un jeu géostratégique qui conduisent à l’utilisation d’une partie de l’argent obtenue pour des investissements militaires (la rocade stratégique) et non pas économiques.

 

Le modèle de développement de la Russie, qui s’apparente initialement aux pays de la « seconde vague » de la révolution industrielle (Japon, Prusse) se déforme dans le temps. Il devient similaire, à partir du début du XXème siècle, aux pays de la « troisième vague » comme l’Empire Ottoman, les pays d’Amérique Latine, avec une dépendance de plus en plus grande au capital étranger et des structures politiques qui tendent à la fois à se rigidifier politiquement et à être marquée par une dimension patrimoniale très forte (ce que l’on décrit comme la corruption)[7]. L’incapacité à faire évoluer pacifiquement le système politique implique une rigidification des structures et une montée concomitante des forces contestataires.

Les dimensions géostratégiques deviennent alors largement dominantes tant dans les effets directs (implication de la Russie dans une succession de guerres) que dans les effets indirects, par les choix de secteurs de développement. Ce basculement semble définitivement acquis à la suite de la guerre Russo-Japonaise.

 

La stabilité du système bancaire russe dépendait étroitement des circuits financiers publics ou para-publics, en particulier le placement des emprunts d’États ou d’organismes bénéficiant de la garantie publique (comme les compagnies ferroviaires, nationalisées par S. Witte). De ce point de vue, sa sensibilité aux crises financières internationales de la fin du XIXème siècle est relativement faible, même si la conjoncture économique russe montre une synchronisation progressive avec celle des grands pays européens (Angleterre, Allemagne, France)[8]. La décision prise par S. Witte d’adopter l’étalon-or, mais avec une forte dévaluation initiale, fut aussi un élément de relative stabilité, même si la couverture-or de la circulation monétaire se dégrada très sensiblement à la suite de la guerre contre le Japon en 1904-1905[9]. Ceci n’empêcha nullement quelques krachs boursiers et bancaires, dont le plus grave – hors la période de guerre et de révolution de 1904 à 1907 – se produisit à l’été 1899.

Ceci traduisait des tensions budgétaires récurrentes, avec un déficit notable qui ne se réduisit qu’à la veille de la première guerre mondiale. Le recours à l’emprunt était indispensable compte tenu des objectifs de développement à la fois économiques et militaires. La charge des intérêts de la dette publique devait atteindre 16,7 % des dépenses en 1900, pour retomber à 12,5 % en 1913[10]. Les fluctuations dans l’émission des emprunts, entraînant des a-coups de liquidité non négligeable dans le système financier, témoignaient du conflit permanent entre des objectifs économiques et politiques ambitieux et la volonté du pouvoir tsariste de ne pas perdre le contrôle des finances publiques afin de ne pas tomber sous la coupe de créditeurs étrangers.

Les structures du système bancaire russe avant 1914.

Ce système bancaire russe présente des caractéristiques qui ne sont pas sans rappeler celles de la période post-soviétique contemporaine. On y retrouve une articulation, souvent problématique, entre quelques très grandes banques et de nombreuses banques de petite taille [11]. Le nombre des grandes banques a peu varié dans le temps, même si elles ont considérablement développé leur réseau de filiales entre 1890 et 1914. Le nombre des sociétés de crédit a, pour sa part, littéralement explosé entre 1900 et 1914, avec un assouplissement de la réglementation bancaire. Ce mouvement se traduisit cependant par une chute du capital moyen par banque pour ces sociétés, de 1,44 millions de roubles en 1900 à 0,78 million en 1914. En fait, les grandes banques et les sociétés de crédit ont accaparé une part importante de l’épargne russe.

 

Les banques municipales, au rôle important à la fin du XIXème siècle, ont vu quant à elles leur importance se réduire considérablement, même si la valeur moyenne de leur capitalisation augmente. Le renversement de tendance entre la part des banques municipales (liées au financement des infrastructures locales) et des sociétés de crédit (qui privilégient les relations avec les entreprises) constitue l’un des basculements importants de cette période, comme on peut le constater sur les tableaux 1(a) et 1(b).

La concentration des « grandes » banques est encore plus évidente si on prend en compte l’actif. Les dix plus importantes de ces dernières représentent plus de 60% des actifs du secteur bancaire, et les 5 plus importantes déjà 41%. Les relations entre les banques, la Banque Centrale, et le système des finances publiques n’est pas non plus sans rappeler la situation qui s’est développée en Russie depuis 1992.

Tableau 1 (a)

Structure du système bancaire russe avant 1914 [12]

Nombre en 1900 Nombre en 1914 Capital en 1900 (millions de roubles) Capital en 1914 (millions de roubles)
Banques en société par actions 42(et 274 filiales) 50(et 778 filiales) 282,6 836,5
Sociétés de crédit 117 1108 168,3 869,0
Banques municipales 241 319 97,2 180,0
Total 400 1477 548,1 1885,5

 

 

Tableau 1 (b)

Structure moyenne du système bancaire russe avant 1914

En pourcentage du nombre de banques en 1900 En pourcentage du nombre de banques en 1914 En pourcentage du capital en 1900 En pourcentage du capital en 1914
Banques en société par actions 10,5% 3,4% 51,5% 44,4%
Sociétés de crédit 29,2% 75,0% 30,7% 46,1%
Banques municipales 60,3% 21,6% 17,8% 9,5%
Total    

Source: idem tableau 1 (a).

 

 

Avant 1914, le rôle de la Banque Centrale et de l’État est déterminant [13]. La combinaison d’importantes banques de dépôts, fréquemment reliées à de grands établissements bancaires étrangers [14], et de petites banques qui sont souvent l’émanation d’entreprises industrielles auxquelles elles apportent par ailleurs un financement, n’a pas contribué à la stabilité du système bancaire. La Banque Centrale fut la principale source de refinancement du système bancaire, même si les instruments varièrent dans le temps.

Le réescompte d’effets privés a décru ainsi de 30% à 12% parmi les sources de refinancement entre 1895 et 1913 (et ce dans une période où pourtant l’activité économique progresse très rapidement) alors que les prises en pension de titres publics et privés montaient de 7% à 23% dans la même période. Ceci constitue le second basculement significatif.

 

Tableau 2

Taille et poids relatif des dix plus grandes banques russes en 1914

Nom de l’établissement Localisation du siège social Montant de l’actif, en millions de roubles Poids relatif en pourcentage du total des actifs des banques en société anonyme Poids relatif en pourcentage du total des actifs du secteur bancaire (hors Banque Centrale)

Russko-Aziatskij

Saint-Pétersbourg 834,9 13,3% 11,0%
Russkij dlja vnechnej torgovli Saint-Pétersbourg 628,4 10,0% 8,3%
Peterburgskij Mezhdunarodnyj Saint-Pétersbourg 617,5 9,8% 8,1%
Azovsko-Donskoj Saint-Pétersbourg 543,5 8,6% 7,1%
Russkij Torgovo-promychlennyj Saint-Pétersbourg 496,2 7,9% 6,5%
Volzhsko-Kamskij Saint-Pétersbourg 424,7 6,8% 5,6%
Soedinennyj Moscou 333,8 5,3% 4,4%
Sibirskij Torgovyj Saint-Pétersbourg 279,5 4,4% 3,7%
Moskovskij-Kupetcheskij Moscou 279,5 4,4% 3,7%
Kommertcheskij bank v Varchave Varsovie 217,4 3,5% 2,9%
Total 4655,4 74,1% 61,2%

Source: I.F. Gindin, Russkie kommertcheskie banki, Gosizdat, Moscou, 1948.

 

Le crédit sur les comptes courants, quant à lui, est resté relativement stable avec une part oscillant entre 63% et 61% [15]. L’importance du crédit direct dans le refinancement doit être notée. Cependant, les pratiques de refinancement de la Banque Centrale ont aussi une autre signification. La concentration des flux surla prise en pension de titres publics et privés (avec garantie publique) et le crédit en compte courant traduit aussi le fait qu’un faible nombre de très grands d’établissements bénéficie de ce type de refinancement. La grande majorité du système bancaire en est exclue.

La stabilité du système bancaire russe dépendait donc étroitement des circuits financiers publics ou parapublics, tels les organismes bénéficiant de la garantie publique (comme les compagnies ferroviaires, nationalisées par S. Witte). C’est pourquoi sa sensibilité aux crises financières internationales de la fin du XIXème siècle fut relativement faible, même si la conjoncture économique russe montre une progressive synchronisation avec celle des grands pays européens (Angleterre, Allemagne, France) [16]. La décision prise par S. Witte d’adopter l’étalon-or, après une forte dévaluation initiale, fut aussi un élément facteur de relative stabilité, même si la couverture-or de la circulation monétaire se dégrada très sensiblement à la suite de la guerre contre le Japon en 1904-1905 [17]. Toutefois, ceci n’empêcha nullement quelques krach boursiers et bancaires, dont le plus grave – hors la période de guerre et de révolution de 1904 à 1907 – se produisit à l’été 1899.

Cette situation traduisait des tensions budgétaires récurrentes, avec un déficit notable qui ne se réduisit qu’à la veille de la première guerre mondiale. Le recours à l’emprunt était indispensable compte tenu des objectifs de développement à la fois économiques et militaires du régime tsariste. La charge des intérêts de la dette publique atteignait 16,7% des dépenses en 1900, pour retomber à 12,5% en 1913 [18]. Les fluctuations dans l’émission des emprunts, entraînant des a-coups de liquidité non négligeables dans le système financier, témoignaient du conflit permanent entre des objectifs économiques et politiques ambitieux et la volonté du pouvoir tsariste de ne pas perdre le contrôle des finances publiques afin de ne pas tomber sous la coupe de créditeurs étrangers. Ces a-coups eurent pour effet d’empêcher un développement normal des banques, d’en accroître la fragilité et de décourager l’épargne existante qui vint s’abriter dans des caisses d’épargnes distinctes et directement reliées au système étatique. Ces a-coups rendaient absolument essentiels des liens étroits avec le pouvoir pour la réussite de toute opération financière d’une quelconque envergure.

 

L’analyse des évolutions du secteur bancaire avant 1914 indique que la création monétaire y résidait résultait moins du mouvement de création de monnaies privées par des créances commerciales et entrepreneuriales et de leur confrontation à la norme de validation en monnaie Banque Centrale, que de l’articulation entre cette validation et une monnaie « privée » issue du secteur public. Cette prédominance des créances publiques dans les mécanismes monétaires, alors que l’on est en pleine phase d’expansion de l’économie russe, renvoie à une trajectoire de développement particulière.

Monnaie, finance, et trajectoire de développement.

Le système bancaire russe fut en deçà des besoins de financement du développement industriel, en partie en raison du niveau de l’épargne disponible, mais aussi en partie du fait de son l’instabilité intrinsèque. On doit noter ici un cercle vicieux. L’instabilité du système l’empêchant d’engendrer le flux stable d’épargne qui peut être une condition à la stabilisation de l’épargne. L’émission des créances « privées », que ces dernières servent à financer des opérations courantes ou qu’elles soient liées à des opérations d’investissement, se heurtait à plusieurs contraintes:

 

  • Le rythme de l’activité était nécessairement fluctuant, avec un aléa important comme dans toute économie fondée sur une agriculture peu moderne et soumise à un climat connaissant des amplitudes significatives.
  • La structure de la propriété, même après l’abolition du servage et les différentes tentatives de réforme [19], empêchait la constitution de garanties pouvant compenser les incertitudes évoquées ci-dessus.
  • Il y avait une forte pression du secteur rentier (agriculture et mines) sur les structures de financement.
  • Dans l’industrie, le coût d’entrée pour des investissements était considérable, alors que la possibilité de sortie restait faible, ce qui accroissait le risque tant pour l’investisseur que pour son créancier.
  • Les activités de commerce et de négoce en direction du marché intérieur s’appuyaient dans une large mesure sur des modes de financement pré-bancaires, et celles liées au commerce extérieur reposaient largement sur les systèmes bancaires étrangers (France, Angleterre et Belgique) [20].

 

Cette accumulation de risques et d’incertitudes, entravait le bon développement du crédit, affaiblissant d’autant l’épargne. On comprend alors la nécessité pour les grandes banques de s’insérer de façon dominante dans les circuits de financement contrôlés par l’État. D’où également le fait que les très nombreuses sociétés de crédit qui se développent à partir de 1900 soient insérées dans des réseaux d’entreprises dont elles couvrent les opérations tout en gérant leurs liquidités. Dans ces conditions, parler d’une autonomie de l’entreprise bancaire, que ce soit face à la puissance publique ou aux réseaux d’entreprises, est discutable même si les structures formelles de propriété donnent l’illusion de cette autonomie. Nous ne sommes pas loin ici de la pratique des « banques de poches » qui s’est développée en Russie à partir de 1992.

 

Les quelques grandes banques liées aux établissements français, allemands et belges, et par qui transitait le placement hors de Russie des grands emprunts, pouvaient discuter d’égal à égal tant avec la Banque Centrale qu’avec le Ministère des Finances. Cependant, il faut le souligner, elles ne discutaient qu’avec lui. Les autres banques ne pouvaient établir des relations équilibrées avec la puissance publique et à ses représentants. La circulation du personnel de direction entre des postes dans l’administration et des fonctions dans les grands établissements, les liens de parenté directs et indirects, ont largement contribué à une collusion entre l’État et le secteur privé dans ce domaine. Les stratégies matrimoniales au sein de la noblesse et de la fraction de l’élite économique concentrée à Saint-Pétersbourg ont contribué à renforcer cette collusion.

Celle-ci renvoie, au-delà des intérêts immédiats des uns et des autres et des frous-frous du marché aux héritières, à une réalité incontournable. Le modèle de développement mis en oeuvre en Russie de 1885 à 1914 [21] est marqué de manière indélébile par une forte emprise de l’État sur l’activité économique [22]. Elle peut s’exprimer directement à travers l’action des entreprises publiques et le budget de la défense. Elle peut se manifester aussi indirectement par le biais de la politique monétaire [23] et fiscale [24].

Ce modèle s’est traduit, par une croissance forte, du moins jusqu’à la guerre Russo-Japonaise de 1904-1905 [25]. Cette croissance était néanmoins porteuse d’un certain nombre de déséquilibres. Non seulement se fit-elle au détriment du monde rural, sur lequel pesa un poids fiscal considérable [26], mais il elle s’est aussi traduite par le développement d’un groupe social d’entrepreneurs traversé de clivages antagoniques. Il est peu probable qu’elle ait pu aboutir conduire à une convergence avec l’Europe occidentale. En effet, si il est incontestable que l’on voit se développer en Russie un groupe social d’industriels, ce dernier est traversé de clivages antagoniques.

Le développement de l’industrie et les deux Russies

On observe en effet nettement, à partir de la fin du XIXème siècle, la montée d’une opposition croissante entre deux modèles de développement industriel:

 

  • Le premier est constitué des grandes entreprises, situées en Ukraine et dans le bassin qui va de la Pologne à Saint-Pétersbourg. Elles sont souvent liées aux capitaux étrangers et tributaires de l’aide de l’État, qui en garantit les créances comme le chiffre d’affaires par l’intermédiaire de commandes publiques considérables. En apparence « privée », l’émission de créances de ces entreprises est directement contrôlée par le gouvernement et la Banque Centrale. La validation des ces monnaies « privées » en monnaie « centrale » est un processus assez largement formel. Par opposition à ce que l’on peut trouver dans les systèmes habituels de l’escompte, le risque de transformation des créances privées en monnaie « Banque Centrale » est ici évacué. Ceci résulte de la présence d’un fort contrôle préalable – et collusif – sur cette validation. Ce modèle de développement se caractérise par un degré avancé de cartellisation [27].
  • Le second modèle est celui des entreprises moyennes et petites situées dans la région de Moscou, la région des Terres-Noires et sur le cours supérieur de la Volga et dans l’Oural. Les propriétaires de ces entreprises sont exclus des circuits économiques privilégiés aussi bien que des connexions politiques [28]. Le poids des communautés religieuses, et en particulier celle des « vieux-croyants » [29], est considérable dans ce capitalisme autochtone, qui tend à se développer en circuit fermé. Les besoins de financement sont souvent couverts à travers des réseaux familiaux et d’alliés. Les avances financières nécessaires aux opérations de production et de commercialisation ne prennent que rarement la forme de crédit bancaire ou de créances escomptables. Quand c’est le cas, elles passent par des sociétés de crédits aux relations fortement endogamiques avec les entreprises. S’il y a bien alors émission de monnaies « privées », ces dernières ne circulent que dans des réseaux restreints, et elles s’appuient sur une confiance largement construite en dehors des institutions publiques ; ces monnaies ne se confrontent qu’exceptionnellement à la monnaie « centrale ».

 

L’opposition entre les deux groupes tourna au conflit ouvert, dans les années qui précédèrent le premier conflit mondial. On peut pratiquement parler d’une insurrection larvée d’une partie de la bourgeoisie russe contre le système politico-économique du tsarisme tel qu’il se développe à partir de 1905-1906. Ce conflit traduit un second déséquilibre, le fait que la croissance économique, pour spectaculaire qu’elle ait été entre 1885 et 1905, n’arrive pas à trouver des facteurs endogènes d’alimentation, ce qui conduit à relativiser les thèses sur le développement autonome du capitalisme en Russie [30].

Incontestablement forte, la croissance de 1885 à 1905 n’a pas induit de processus d’enrichissement de groupes sociaux permettant de fournir à l’économie son propre aliment. Elle a surtout bénéficié à des intérêts russes et étrangers liés soit à l’Etat soit au secteur rentier. Ainsi, après la dépression entamée en 1903 et prolongée par la guerre de 1904-1905, la reprise de la croissance est très largement tirée par les commandes de matériel issues du budget militaire [31], c’est à dire par l’Etat. Il faut donc relativiser les thèses sur le développement autonome du capitalisme en Russie [32].

A l’exception de la pression fiscale, les relations monétaires et marchandes mordent peu sur le monde rural [33]. C’est une différence notable avec le schéma de développement de l’Europe occidentale au XIXème siècle. Le monde rural reste assez largement à l’écart d’une croissance portée soit par l’exportation (pour les matières premières), soit par les dépenses publiques. La domination du système monétaire contrôlé par les autorités centrales, et la persistance d’une division en deux systèmes monétaires et financiers, renvoient à cette fragmentation des logiques économiques et aux oppositions sociales et politiques qu’elles sous-tendent.

 

Notons alors l’importance des interactions entre la conjoncture et les structures. Les structures financières émergeant entre 1880 et 1914, protègent le système financier et la circulation monétaire de crises spéculatives provenant de l’étranger. Mais, elles soumettent l’un et l’autre aux effets des fluctuations de la politique budgétaire et des décisions concernant les emprunts publics. La formule des élèves d’Ernest Labrousse, « une économie a la conjoncture de ses structures » est entièrement valide. Cependant, la répétition des éléments conjoncturels, les à-coups de liquidité liés, pousse les agents opérant dans la sphère financière et monétaire à renforcer leurs liens avec les structures publiques, que ces liens soient directs, financiers, ou matrimoniaux. On est donc alors confronté à la formule inverse: l’économie russe a les structures de sa conjoncture.

Ces deux formules sont en réalité aussi pertinentes l’une que l’autre, en dépit de leur opposition [34]. Simplement, elles ne sont pas vraies dans le même espace temporel. Le couple dialectique qu’elles expriment révèle l’enchâssement des institutions financières et des pratiques économiques dans un ensemble plus riche et plus complexe. La prise en compte de la pertinence de temporalités différentes, entraînant des renversements des chaînes de causalité, constitue un élément central pour une analyse des formes institutionnelles.

 

Notes

[1] K.C. Talheim, « Russia’s economic development », in G. Katkov, E. Oberländer, N. Poppe et G. von Rauch (eds.), Russia enters the Twentieth Century, Temple Smith, Londres, 1971.

[2] P.R. Gregory, Russian National Income 1885-1913, Cambridge University Press, Cambridge, 1982.

[3] T. Shanin, Russia as a « Developing Society », Macmillan, Londres, 1985.

[4] Vasili P., La Sainte Russie, Paris, Librairie Firmin Didot, 1890.

[5] De Montlibert C., L’émancipation des serfs de Russie 1830-1861, Paris, Les Editions de Paris, 2015. Van Regemorter, L.,Le déclin du servage 1796-1855, Paris, Hatier Université, 1971.

[6] Field D., The end of serfdom : Nobility and Bureaucracy in Russia 1855-1861,Cambridge, Harvard University Press, 1976 ; Emmons T., The Russian Landed gentry and the Peasant Emancipation of 1861, Cambridge, Cambridge University Press, 2008.

[7] Skocpol T. States and Social Revolutions: A Comparative Analysis of France, Russia, and China. New York et Cambridge: Cambridge University Press; 1979.

[8] Voir, P.R. Gregory, Russian National Income 1885-1913, Cambridge University Press, Cambridge, 1982.

[9] Gosudarstvennyj Bank,Otchet za 1916, Gosudarstvennyj Bank Izdatelstvo, Saint-Petersbourg, 1917, pp. 53-55.

[10] Ju.N. Chebaldinym, « Gosudarstvennyj bjudzhet tsarskoj Rossii v natchale XXv. » in Istoritcheskie Zapiski, vol. 65, 1959, p. 190.

[11] S.I. Borovoj, Kredit i Banki v Rossii, Gosfinizdat, Moscou, 1958.

[12] Ju. A Petrov, « Kreditnaja Sistema – A. Bankovskij kredit » in Institut Rossijskoj istorii – Rossijskaja Akademija Nauk, Rossija 1913 god, Statistiko-dokumental’nyj spravotchnik, BLITs, Saint-Petersbourg, 1995, p. 159.

[13] I. F. Gindin, Gosudarstvennyj bank i ekonomitcheskaja politika tsarskogo pravitel’stva, Nauka, Moscou, 1960.

[14] La plus récente étude sur ce sujet, utilisant systématiquement des sources d’archives, insiste beaucoup sur ce phénomène. Voir V.I. Bovykin, Finansovyj kapital v Rossii nakanune pervoj mirovoj vojny, Moscou, ROSPEN, 2001, en particulier chapitres 4 et 5.

[15] I.N. Slansky (ed.), Gosudarstvennyj bank. Kratkii otcherk dejatel’nosti za 1860-1910 gody, Gosudarstvennyj Bank Izdatelstvo, St. Petersbourg, 1910, p. 54. Coll., Otchet za 1913, Gosudarstvennyj Bank Izdatelstvo, St. Petersbourg, 1914, p.14.

[16] Voir, P.R. Gregory, Russian National Income 1885-1913, Cambridge University Press, Cambridge, 1982.

[17] Gosudarstvennyj Bank,Otchet za 1916, Gosudarstvennyj Bank Izdatelstvo, Saint-Petersbourg, 1917, pp. 53-55.

[18] Ju.N. Chebaldinym, « Gosudarstvennyj bjudzhet tsarskoj Rossii v natchale XXv. » in Istoritcheskie Zapiski, vol. 65, 1959, p. 190.

[19] Sur ce point, voir: D. Atkinson, The end of the Russian land commune, Stanford University Press, Stanford, Ca., 1983 ; T. Shanin, The Akward Class. Political Sociology of Peasantry in a developping society : Russia 1910-1925, Oxford University Press, Oxford, 1972.

[20] V.I. Bovykin, Finansovyj kapital…, op. cit., pp. 141 et ssq.

[21] Pour une analyse de ce dernier, A. Gerschenkron, « Economic Backwardness in historical perspective », in A. Gerschenkron, Historical Backwardness in Historical Perspective – A book of essays, The Belknap Press of Harvard University Press, Cambridge, Mass., 1962. T.H. Von Laue, Sergeï Witte and the Industrialization of Russia, Columbia University Press, NY, 1963 ; idem, « The State and the economy », in C.E. Black (ed.), The transformation of the Russian society since 1861, Harvard University Press, Cambridge, Mass., 1960. K.C. Talheim, « Russia’s economic development », in G. Katkov, E. Oberländer, N. Poppe et G. von Rauch, (edits.), Russia enters the Twentieth Century, Temple Smith, Londres, 1971. R. Portal, « The industrialization of Russia » in J. Habakkuk et M. Postan (edits.), The Cambridge Economic History of Europe, vol. VI, part. II, Cambridge University Press, Cambridge, 1966.

[22] B.V. Anan’itch, « Tthe economic policy of the tsarist government and enterprise in Russia from the end of the nineteenth century through the beginning of the twentieth century », in F.V. Cartensen (ed.), Entrepreneurship in the Imperial Russia and the Soviet Union, Princeton University Press, Princeton, 1983.

[23] O. Crisp, « Russian financial Policy and the Gold Standard at the end of the nineteenth century », in Economic History Review, vol. VI, n°2, 1953, décembre.

[24] Ce qui conduit un opposant à la politique de S. Witte à parler de « socialisme d’État » pour caractériser et la politique économique et la nature des relations endogamiques entre la puissance publique et les grands intérêts privés; voir E. Tsyon, Les finances russes et l’épargne française, Calmann-Levy, Paris, 1885.

[25] P.I. Lyachtchenko, Istorija Narodnogo Hozjajstva SSSR, Gospolitizdat, Moscou, Vol.2, 1950. P.R. Gregory, Russian National Income 1885-1913, Cambridge University Press, Cambridge, 1985.

[26] T.H. Von Laue, Sergeï Witte and the Industrialization of Russia, op. cit.

[27] V.I. Bovykin, Finansovyj kapital…, op.cit., pp. 141-148.

[28] C. Goldberg, The association of Industry and Trade: 1906-1917, PhD., State University of Michigan, Chicago, 1974. J.L. West, The Moscow Progressists : Russian Industrialists in Liberal Politics : 1905-1914, Ph.D., Princeton University, Princeton, 1975. R.A. Roosa, « Russian Industrialists and ‘State Socialism’ 1906-1917 », in Soviet Studies, vol. 23, n°2, 1972, pp. 395-417. J.D. White, « Moscow, Petersburg and the Russian Industrialists », in Soviet Studies, vol. 24, n°2, 1973, pp. 414-420.

[29] W.L. Blackwell, « The Old Believers and the rise of the private industrial enterprise in early nineteenth century Moscow », in W.L. Blackwell (ed.), Russian economic development from Peter the Great to Stalin, Praeger, New York, 1974.

[30] Comme celles de R. Portal, in « The industrialization of Russia », op. cit.

[31] Voir K.F. Chatsillo, « O disproportsij v razvitij vooruzhennyh sil Rossii nakanunie pervoij mitovoj vojny (1906-1914), in Istoritcheskie Zapiski, vol. 83, 1969, pp. 123-136.

[32] Comme celles de R. Portal, in « The industrialization of Russia », op. cit.

[33] D. Atkinson, The end of the Russian land commune : 1905-1930, Stanford University Press, Stanford, 1983.

[34] Pour une discussion sur l’articulation du passé et de l’action présente, B. Lepetit, « Histoire des pratiques, pratique de l’histoire », in B. Lepetit (ed.), Les formes de l’expérience – Une autre histoire sociale, oP.cit., pp. 9-22.

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