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Octobre, les bolchéviques et la question des nationalisations

Je poursuis dans cette note l’exploration des images que la Révolution d’Octobre 1917 nous a laissées. J’ai déjà exposé dans une précédente note le contexte général dans lequel cette révolution est survenue[1]. J’ai, ensuite, abordée la question de l’impact de la guerre de 1914-1918, et des innovations institutionnelles qu’elle produisit sur le processus révolutionnaire[2]. Peuvent être associés à ces documents les notes portant sur la recension de l’ouvrage de Jean-Jacques Marie sur les femmes dans la Russie révolutionnaire[3], et le texte présenté à la Conférence qui s’est tenue à Moscou le 14 septembre dernier et qui fut consacrée à « La Révolution russe, en Russie et dans le Monde »[4]. Ce texte fut l’un des derniers textes à être installé sur mon carnet avant que ce dernier ne soit arbitrairement suspendu par M. Marin Dacos et par OpenEdition. Je rappelle ici que cette suspension constitue un acte inouï de censure dans le monde universitaire français.

Les bolchéviques au pouvoir : entre pragmatisme et dogmatisme ?

Contrairement aux idées reçues, le modèle soviétique tel qu’il se manifesta à la fin des années vingt, n’était nullement constitué dans la tête des dirigeants bolcheviks dès Octobre 1917. C’est en particulier vrai du modèle économique. Dans Que Faire de Lénine[5], on trouve en fait peu de choses sur ce sujet, et le peu que l’on y trouve fait plus mention d’une « socialisation » que d’une « nationalisation ». On sait, de plus, que F. Engels avait été très critique dans l’Anti-Dühring quant à la logique des nationalisations, dans lesquelles il voyait surtout un mécanisme pour un gouvernement de se constituer ce qu’il appelle un « cheptel » électoral[6].

Les premières mesures prises après la Révolution se limitent à assurer le contrôle de l’Etat sur les industries stratégiques (les industries de guerre). Dans le même temps se déroule, au sein des grandes entreprises, un mouvement de « socialisation » des entreprises, mais qui se fait dans une large mesure hors de l’influence du gouvernement, et sous l’influence de militants syndicalistes et de militants anarchistes auxquels – il convient de l’ajouter- les bolcheviks ont tendu la main dans les semaines qui ont précédé la Révolution. Un certain nombre d’entreprises (en général de taille moyenne) sont aussi « municipalisées » pour fournir les ressources indispensables aux municipalités. La guerre civile obligea les bolcheviques à radicaliser plus qu’ils ne l’avaient souhaité initialement leur programme économique[7]. En particulier, la nécessité de constituer une politique économique unifiée va rendre nécessaire de reprendre le contrôle sur les entreprises dont les militants syndicaux ont pris le contrôle.

Un pragmatisme honteux ?

Ce pragmatisme dans les faits ne fut cependant jamais pleinement politiquement assumé, car il se heurtait au discours légitimateur de nature scientiste et dogmatique qui est constitutif du discours léniniste depuis Que Faire. Cette tendance ira d’ailleurs se renforçant avec l’arrivée au pouvoir des bolchéviques. Ceci conduisit à justifier a posteriori cette radicalisation dans une apologie du communisme de guerre. Léon Trotski se fit ainsi l’apôtre du travail forcé et de la militarisation des syndicats[8]. Mais il s’agit d’une justification ex-post et non d’un « projet ». En fait, jusqu’à la fin de 1919, le VSNH, héritier direct du Ts.VPK, freina les nationalisations (sauf celles qui permettaient d’éviter un contrôle de l’entreprise par les syndicats) et les municipalisations des entreprises et fit son possible pour maintenir en place les anciennes équipes dirigeantes des usines. En effet, dès novembre 1917, Lénine et les principaux responsables du Parti Bolchevik, sont pleinement conscients de la nécessité vitale de maintenir ces équipes dirigeantes, qui – dans bien des cas – ont adopté une position de neutralité bienveillante face au nouveau pouvoir. C’est là où l’on retrouve les liens, directs et indirects, qui avaient pu se nouer entre l’intelligentsia technique et les révolutionnaires au travers des VPK. Cinq mois après la prise du pouvoir, on constate ainsi que, sauf dans le cas des très grandes entreprises (plus de 3000 ouvriers) qui sont en général des entreprises dans les secteurs dits « stratégiques », peu d’entreprises ont été nationalisées ou municipalisées. Le total dépasse de peu les 30%. L’étatisation de l’industrie ne fut complète qu’à la fin de 1920[9].

Figure 1

État des prises de contrôle des entreprises industrielles au 31 mars 1918

Source : Drobizhev V.Z., “Sotsialistitcheskoe obobchtchestvlenie promychlennosti v SSSR”, in Voprosy Istorii, n°6, 1964

Cette étatisation s’explique par différents facteurs qui doivent très peu à l’idéologie. Il est clair que logique même de la guerre civile a joué ici un grand rôle. Dans de nombreux cas, les arrêts de production sont assimilés à une « grève des propriétaires », ce qui est parfois vrai, mais souvent non. Il y a aussi la volonté de reprendre la main face aux syndicats, qui sont largement sous la coupe des anarchistes, et qui interprètent le « contrôle ouvrier » très littéralement. Dans ce cas la nationalisation permettra de rétablir « l’autorité du directeur », exécutant les décisions du Conseil des Commissaires du Peuple, et cette nationalisation est prise essentiellement pour rassurer les équipes techniques de direction. La question essentielle fut alors de remettre les usines en route dans un double conflit à la fois contre les propriétaires et contre une partie des ouvriers qui imposaient un “contrôle ouvrier” dans un certain nombre d’entreprises. Les étatisations, qui prirent la forme d’une propriété d’État, furent alors l’instrument choisi pour reconstruire un contrôle gouvernemental sur l’industrie et imposer le principe du directeur unique[10]. Elles devaient donner sa cohérence à un système de gestion directement inspiré de ce qui avait fonctionné en 1916 et 1917. Le Comité Supérieur de l’Économie Nationale, ou VSNH, jouant le rôle du Ts.VPK et des départements ministériels, dont il gardait l’architecture ainsi que la grande majorité des administrateurs et fonctionnaires. Enfin, on a des pratiques de commandements, ici encore liées à la guerre civile, et qui aboutissent à la quasi-destruction des relations monétaires dans un épisode hyper-inflationniste et à une double crise agricole et industrielle. Cela conduit à appliquer cette « économie de commandement » sur une large échelle, et pour cela il faut naturellement nationaliser les entreprises. Les conséquences sociales de cette double crise (révolte de Kronstadt mais aussi les soulèvements paysans de Tambov et ailleurs) incitèrent le gouvernement à revenir vers des pratiques tolérant de larges espaces d’économie de marché. La NEP ne fut pas ainsi seulement la reconnaissance d’une liberté économique dans l’agriculture et le commerce. Elle se traduisit aussi au sein de l’industrie nationalisée par la montée des pratiques contractuelles remplaçant progressivement les commandes autoritaires. Il faut tout de suite dire que l’étatisation complète de l’industrie ne faisait pas partie des projets initiaux du nouveau pouvoir. Il faut encore signaler qu’un nombre non négligeable d’expropriations résulta d’initiatives locales, sous la forme de mises sous séquestre ou de municipalisation.

Les perversions du mécanisme de justification

Cependant, un mécanisme de justification était aussi à l’œuvre. Il faut rappeler que les dirigeants bolchéviques sont en conflit non seulement contre les gouvernements des pays de l’Entente qui vont pratiquer une politique d’intervention et contre les armées dites « blanches », mais aussi contre les dirigeants de la social-démocratie de l’époque, la Deuxième Internationale. Or, ce conflit se joue, entre autre, sur une question de légitimité idéologique : qui est le plus « fidèle » à la lettre et à l’esprit de l’œuvre de Marx et Engels, mais aussi qui s’inscrit dans la lignée de la Commune de Paris (une référence constante dans les polémiques de cette période). Il faut comprendre que les dirigeants bolchéviques sont, dans une large mesure, un produit de cette Internationale et ils sont liés à cette dernière par des débats politiques anciens. Ce conflit est complexe. Il faut donc aux dirigeants bolchéviques non seulement démontrer que les dirigeants sociaux-démocrates ont « trahi » politiquement, mais encore qu’ils se sont éloignés de la « pureté marxiste » et que eux, bolchéviques, ils avaient un projet révolutionnaire fidèle à Marx et cohérent depuis le départ. Mais il y a aussi un enjeu de taille. Pour les bolchéviques, la survie de la révolution passe largement par ce qu’ils appellent la « révolution mondiale ». C’est à la fois une posture idéologique, mais aussi une posture pragmatique. Compte tenu de ce qu’ils appellent « l’état d’arriération du pays », qui est sur certain point vrai et sur d’autres une représentation de petits-bourgeois urbains, l’apport économique et technique que pourrait représenter une Allemagne révolutionnaire faisant cause commune avec la révolution russe pourrait s’avérer décisif. Ils sont incapables de prévoir que des liens économiques et techniques importants se noueront dans les faits avec l’Allemagne et les Etats-Unis dans les années 1920 et 1930, et ceci sans révolution mondiale…Donc, dans les représentations des bolchéviques, la question de la révolution allemande devient critique, et cela explique aussi la lutte féroce pour la suprématie dans ce que l’on appelle le « mouvement ouvrier » européen, qui est largement dominé par la social-démocratie allemande.

La révolution sous le regard de la social-démocratie européenne ?

De cette situation découlent en réalité de nombreuses contorsions pour présenter comme « cohérent » ce qui ne fut qu’une série de décisions opportunistes, parfois justifiées, et parfois non. Les bolchéviques commencent la réécriture de l’histoire de la Révolution de 1917 très tôt. De même, ils procèdent à une réécriture de leur action économique, présentant comme des « acquis » de la Révolution des mesures, telles les nationalisations, qui n’ont été prises que sous la contrainte de la nécessité. Cette nécessité de construire la légitimité de leur action dans le cadre très particulier du marxisme de la Deuxième Internationale a conduit les dirigeants bolchéviques à développer un double discours, avec d’une part un volet très dogmatique et en même temps utopistes sur un certain nombre de points, à destination de l’étranger, et d’autre part un volet bien plus empirique, à destination de la Russie. Mais, et c’est un point important, les dirigeants bolchéviques, du moins ceux du groupe initial avant que Staline n’impose sa loi, se persuadent eux-mêmes de l’unité de ce double discours. Seuls Lénine, et peut-être Trotski, étaient réellement conscients de ce qu’ils faisaient. Les écrits de Lénine, au moment du passage à la NEP, montrent qu’il ne se fait guère d’illusions sur la nature de l’Etat postrévolutionnaire en Russie. Mais, Trotski continue de se bercer de l’illusion d’une révolution en Allemagne.

Le problème des bolcheviks est en réalité le suivant : ils appliquent une programme de réformes démocratiques (que l’on peut appeler « bourgeoises »), programme qui correspond aux nécessités de la société et de l’Etat russe en 1917, mais sur la base d’une pratique révolutionnaire. Et cette pratique révolutionnaire est en fait indispensable à l’application de ce programme de réformes « bourgeoises », ce que les menchéviques n’ont absolument pas compris. La division de la bourgeoisie russe, la collusion d’une partie de cette dernière avec l’aristocratie et le régime tsariste, la radicalisation particulière de l’intelligentsia (radicalisation qui date de 1860 et qui se maintient jusqu’en 1917) ne laissaient probablement pas d’autre choix.

Il est frappant de considérer, quand on regarde l’histoire de la Russie de 1904 à 1914, un blocage total de toutes les tentatives de réforme. Ce blocage résulte non seulement de l’immobilisme du régime tsariste mais aussi du fait que TOUTE réforme un tant soit peu importante enclenche en fait un processus révolutionnaire, ou une forme de contestation radicale du pouvoir tsariste. C’est ce dernier qui, part sa rigidité (et il faut ajouter son incompétence), a largement conduit à rendre la Révolution inévitable.

 

Notes

[1] Sapir J., https://www.les-crises.fr/russeurope-en-exil-la-situation-de-la-russie-en-1917-par-jacques-sapir/ [RussEurope en Exil] La situation de la Russie en 1917, note postée le 4 octobre 2017 sur le Blog Les Crises.

[2] Sapir J., https://www.les-crises.fr/russeurope-en-exil-1917-guerre-et-revolution-par-jacques-sapir/, [RussEurope en exil] 1917 : Guerre et Révolution, note postée le 16 octobre 2017 sur le Blog Les Crises.

[3] Sapir J., https://www.les-crises.fr/russeurope-en-exil-femmes-et-revolutions-par-jacques-sapir/[RussEurope en Exil] Femmes et Révolutions, note postée le 18 octobre sur le Blog Les Crises.

[4] Sapir J., The Tsarist state under contest, texte posté sur le carnet RussEurope le 13 septembre 2017, http://russeurope.hypotheses.org/6280 .

[5] Lénine V.I., Que Faire, texte présenté et annoté par J-J. Marie, Paris, Seuil, 1966.

[6] Engels F., Anti-Dühring. Herr Eugen Dühring’s Revolution in Science, Moscou, Progress Publishers, 1947 ; Voir aussi https://www.marxists.org/archive/marx/works/1877/anti-duhring/index.htm

[7] Malle S., The economic organization of the war communism, Cambridge University Press, Cambridge, 1985.

[8] Trotsky L., Terrorisme et Communisme, UGE, coll 10-18, Paris, 1963.

[9] Drobizhev V.Z., “Sotsialistitcheskoe obobchtchestvlenie promychlennosti v SSSR”, in Voprosy Istorii, n°6, 1964.

[10] Drobizhev V.Z., “Sotsialistitcheskoe obobchtchestvlenie promychlennosti v SSSR”, op.cit..

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