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Philippe Bihouix : « Il faut réduire les besoins à la source »

Diplômé de l’École centrale de Paris, Philippe Bihouix est actuellement ingénieur spécialiste des questions énergétiques et membre de l’Institut Momentum. Auteur ou co-auteur de plusieurs ouvrages, dont « L’âge des low techs » et « Le désastre de l’école numérique » (avec Karine Mauvilly), sa spécialité et ses divers travaux l’ont amené à s’intéresser à la notion de décroissance et à une réflexion plus globale à propos du futur de nos sociétés. Pour le site Le Comptoir, il a accepté de revenir sur ses livres et sur son parcours, en évoquant des sujets comme la convivialité, l’effondrement de notre système ou Internet.

Le Comptoir : Vous êtes ingénieur spécialisé dans les ressources énergétiques, et notamment dans les ressources minières. Pouvez-vous nous expliquer quel chemin vous a amené à vous intéresser à la décroissance ?

Philippe Bihouix : Depuis quinze ans, je m’intéresse aux ressources non renouvelables, celles dont le stock ne se reconstitue pas à l’échelle d’une vie humaine. Cela inclut les énergies fossiles bien sûr, mais ce qui m’a rapidement passionné, ce sont les ressources métalliques. Si la problématique en est moins connue, moins médiatisée, elle n’en est pas moins fascinante, car si les énergies renouvelables sont théoriquement la réponse aux impacts négatifs ou à de futures pénuries des énergies fossiles, il n’y a, à part quelques balbutiements, pas de réponse équivalente pour les métaux. Et les énergies renouvelables réclament justement beaucoup de métaux, comme tous les objets technologiques qui nous entourent.

J’ai longtemps travaillé dans le conseil pour des industries aussi diverses que le pétrole et la chimie, l’aéronautique ou les télécommunications. Les années 2005 à 2008 ont vu flamber le cours des matières premières, avec la grande accélération de l’économie mondiale, tirée par une Chine désormais bien éveillée. C’était l’occasion de réfléchir à la durabilité de notre modèle économique, à la croissance forcément insoutenable, vus par le prisme des ressources.

C’est ainsi qu’est né un premier livre collectif (Quel futur pour les métaux, 2010). Je suis donc arrivé à la décroissance par la voie “environnementale”. Puisque nous basons notre civilisation industrielle sur la consommation inéluctable – et malheureusement pour partie non récupérable, non recyclable – d’un stock de ressources fini (même s’il peut être très important), nous devrons à un moment ou à un autre réduire cette consommation, et donc décroître. Je précise qu’évidemment, je ne réduis pas la question de la décroissance à cette question matérielle…

Dans votre ouvrage L’âge des low techs, vous appelez de vos vœux l’arrivée d’une « civilisation techniquement soutenable » : vous commencez par faire un état des lieux des ressources énergétiques disponibles sur terre en évoquant à chaque fois leur possible pénurie prochaine. Vous proposez ensuite de substituer à la haute technologie une basse technologie : pouvez-vous expliquer concrètement ce que vous entendez par « basses technologies » ?

Permettez-moi une précision. Dans L’âge des low tech, je ne dresse pas un état des lieux des ressources énergétiques, un exercice périlleux impliquant des considérations géologiques, économiques, technologiques complexes. On le voit sur les débats autour du pic de pétrole, selon qu’on y met ou non les pétroles et gaz non conventionnels : l’exploitation en est-elle énergétiquement ou économiquement soutenable, le pic sera-t-il un pic de l’offre ou de la demande, un pic géologique, ou un pic lié aux manques d’investissement et aux difficultés géopolitiques d’accès ?

Ce que j’ai essayé de montrer, c’est comment l’humanité a historiquement réussi à repousser les pénuries de matières premières grâce aux découvertes technologiques et aux énergies fossiles abondantes, en s’extrayant des limites naturelles – principalement “surfaciques” – imposées par la consommation de matériaux essentiellement renouvelables, végétaux et animaux. On ne pouvait continuer à lubrifier les machines à vapeur et les locomotives à l’huile de cachalot : chimie et pétrole sont arrivés à point nommé dans les années 1860. Et la productivité a augmenté de manière époustouflante, d’abord avec l’utilisation des moulins à eau et des machines à vapeur, puis de l’électricité et des instruments de contrôle, ensuite des chaînes automatisées, de l’informatique et des robots, jusqu’au déploiement numérique généralisé aujourd’hui.

« Les solutions technologiques viennent accélérer, plutôt que remettre en cause, le paradigme “extractiviste”. »

L’amélioration des techniques a ainsi permis l’accès à des ressources abondantes, tout en réduisant considérablement le temps de travail humain investi pour la production des produits finis, rendant possible notre incroyable niveau de consommation actuel – à l’échelle mondiale du moins, indépendamment des énormes disparités. Jusque-là, les économistes “cornucopiens” des années 1970, opposés aux “malthusiens” de l’équipe Meadows (Les limites de la croissance, 1972), n’auraient pas dit mieux : laissez faire l’innovation, et nous n’aurons jamais de problème. Pour Julian Simon (The ultimate resource, 1981) par exemple, la ressource ultime, c’est l’intelligence des êtres humains, et il ne faut donc craindre aucune pénurie, et ce d’autant plus que nous serons nombreux !

Mais il y a le revers de la médaille, les destructions environnementales sans précédent, auxquelles nous sommes maintenant confrontés. Surtout, les solutions technologiques viennent accélérer, plutôt que remettre en cause, le paradigme “extractiviste”. Elles aggravent les difficultés à recycler correctement et douchent les espoirs d’une économie circulaire, soit parce que les usages “dispersifs” augmentent (quantités très faibles utilisées dans les nanotechnologies et l’électronique ; multiplication des objets connectés…), soit parce que la complexité entraîne une dégradation de l’usage, un downcycling des matières recyclées, du fait des mélanges (alliages, composites…) et des applications électroniques (déchets complexes à traiter).

S’il n’y a pas de sortie par le haut technologique, il nous faut donc repenser l’innovation, l’orienter vers l’économie de ressources et non vers le toujours plus de high tech. Les low tech, les basses technologies, consistent donc à réfléchir à trois questions : pourquoi, quoi et comment produire.

Pourquoi ? Il faut questionner nos besoins chaque fois que possible, faire sobre ou frugal, réduire les besoins à la source, travailler sur la baisse de la demande et pas juste sur l’émergence d’une offre plus “verte”. On peut imaginer toute une gamme d’actions, plus ou moins compliquées ou longues à mettre en œuvre, plus ou moins acceptables socialement : bannir le jetable, les supports publicitaires, l’eau en bouteille ; revenir à des emballages consignés, composter les déchets même en ville dense ; réduire la quantité de viande, l’incroyable gâchis alimentaire (25 à 30 % en Europe) ; brider progressivement la puissance et la vitesse des véhicules, et les alléger, avant de passer au vélo ; adapter les températures dans les bâtiments et enfiler des pullovers (il est bien plus efficace, plus simple, plus rapide, d’isoler les corps) ; optimiser l’utilisation des bâtiments publics pour réduire le besoin en surfaces, revisiter l’aménagement du territoire pour inverser la tendance à l’hyper mobilité ; etc.

« Roméo doit réapprendre à séduire Juliette (et réciproquement) en déclamant des poèmes plutôt qu’en conduisant sa grosse voiture. »

Quoi ? Il faut pousser la logique de l’écoconception bien plus loin qu’aujourd’hui, rechercher les technologies les plus appropriées, passées, présentes ou futures, permettre de recycler au mieux les ressources et augmenter la durée de vie de nos objets, les repenser en profondeur, les concevoir simples, robustes et conviviaux, réparables et réutilisables, standardisés, modulaires, à base de matériaux simples, faciles à démanteler, n’utiliser qu’avec parcimonie les ressources rares et irremplaçables, limiter le contenu électronique. Quitte à revoir le “cahier des charges”, accepter le vieillissement ou la réutilisation de l’existant, une esthétique moindre pour les objets fonctionnels, parfois une moindre performance, de l’intermittence, une perte de rendement ou un côté moins “pratique”…

Comment ? Il faut réinventer nos modes de production, remettre en question la course à la productivité et aux effets d’échelle dans les giga-usines, revoir la place de l’humain, le degré de mécanisation et de robotisation parfois injustifié, notre manière d’arbitrer entre main-d’œuvre et ressources. Il ne s’agit pas de démécaniser jusqu’au rouet de Ghandi et la traction animale ! Mais en réimplantant des ateliers et des entreprises à taille humaine qui fabriquent des biens durables, équipés de quelques machines simples et robustes, on devrait pouvoir conserver une bonne part de la productivité actuelle, tout en baissant le contenu énergétique. Ces unités de fabrication, moins productives mais plus intensives en travail et plus proches des bassins de consommation, seraient articulées avec des réseaux de récupération, réparation, revente, et partage des objets du quotidien.

La suite de cet entretien passionnant est disponible sur le site Le Comptoir.

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