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Leçons de la crise grecque sur l’Euro

Le drame que vit la Grèce nous aura au moins appris deux choses : le lien qui existe aujourd’hui entre l’Euro et l’austérité et l’attachement d’une partie de la gauche à l’Euro, un attachement qui la conduit, maintenant de plus en plus rapidement, à sa perte. La première de ces choses permet de comprendre pourquoi les autorités de la zone Euro se sont montrées à ce point inflexibles. Le second nous explique pourquoi Alexis Tsipras s’est laissé poser la tête sur le billot et n’a pas choisi de rompre quand il le pouvait, c’est à dire dans la nuit du 5 au 6 juillet, après la victoire du « Non » au référendum.

L’Euro, c’est l’austérité

L’Euro est lié à l’austérité de par la logique même de la monnaie unique. Celle-ci met en concurrence des pays aux dotations en facteurs de production (que ces derniers soient matériels ou humains avec le niveau d’éducation) très différents. Pour rétablir leur compétitivité face à des pays mieux pourvus, les pays qui sont les moins bien pourvus doivent donc dégager une épargne supérieure (en pourcentage) à celle des pays les mieux pourvus. Ceci entraîne un déplacement de la consommation vers l’épargne. Comme, dans une monnaie unique, toute différence de taux d’inflation se traduit immédiatement par une perte de compétitivité, les pays les moins bien pourvus ne peuvent compter sur l’inflation comme instrument de financement de cette épargne. On perçoit alors la nature profondément austéritaire de l’Euro.

Cette nature est renforcée par le fait que le taux d’inflation d’un pays ne dépend pas que de sa politique monétaire mais est déterminé, aussi, par la structure de son économie. Un pays ayant ainsi une population dynamique aura naturellement un taux d’inflation supérieur à un pays avec une population stagnante ou décroissante. De même, le taux d’inflation a un impact important sur la création des entreprises : ces créations, et les innovations qu’elles peuvent entraîner, engendrent des mouvements de prix relatifs (le prix d’un bien ou d’un service exprimé en d’autres biens ou d’autres services) qui impliquent un certain taux d’inflation. Dès lors, l’imposition d’un taux d’inflation unifié sur des économies aux structures très différentes implique que pour certain pays la croissance sera largement inférieure à ce qu’elle pourrait être. C’est ce que l’on appelle dans la littérature économique le problème de l’output gap ou écart de production.

Enfin, politiquement, l’Euro introduit un très fort biais en faveur des politiques dites d’austérité car il conduit à la substitution d’un gouvernement où la décision est reine par un gouvernement déterminé par des règles comptables. Ces règles peuvent être internalisées par le personnel politique, ce qui est de plus en plus le cas en France, ou elles peuvent être imposées par la force comme c’est aujourd’hui le cas en Grèce.

Ainsi, il peut y avoir de l’austérité sans l’Euro mais l’Euro implique nécessairement l’austérité. C’est désormais clair pour une large majorité d’européens, qui vont être de plus en plus dégoûté par la monnaie unique. Un article publié dans le Financial Times le 13 juillet soulignait cet aspect[1].

Les raisons d’un attachement irrationnel de la « gauche »

Mais, face à ce constat, on est alors confronté aux positions d’une partie de la « gauche » qui continue de défendre, envers et contre tous, l’Euro. On l’a vu en France où le P« S », y compris les soi-disant « frondeurs », a soutenu le diktat du 13 juillet, et où même le PCF, par la bouche de Pierre Laurent, à failli le soutenir avant que de changer d’avis et de finir de voter « non » au Parlement. Il y a, il faut le reconnaître, un attachement qui semble irrationnel à l’Euro, et qui a transformé une partie de la « gauche » en bras séculier pour l’application de l’austérité[2]. Ambrose Evans-Pritchard, qui se qualifie lui-même de « libéral dans la tradition de Burke » va ainsi jusqu’à écrire : « Par un retournement du sort, la Gauche est devenue ce qui met en œuvre une structure économique qui a conduit à des niveaux de chômage qui semblaient impensables pour un gouvernement démocratique d’après-guerre avec sa propre monnaie et ses instruments de souveraineté »[3]. La lettre de démission du SPD de Yascha Mounk, une universitaire allemande, publiée dans The Nation, illustre bien ce mouvement particulièrement puissant en Allemagne et le trouble qu’il engendre[4].

Cet attachement concerne aussi une partie de ce que l’on appelle la « gauche radicale ». C’est cet attachement qui a conduit Alexis Tsipras à poser sa tête sur le billot. Le politologue Stathis Kouvelakis a cherché à analyser ce phénomène[5]. Sans vouloir engager un débat il est possible de voir plusieurs raisons dans cet attachement irrationnel et malsain à l’Euro.

  • La raison la plus bénigne est une sous-estimation du rôle de la monnaie dans le fonctionnement d’une économie capitaliste moderne. Si la monnaie ne peut exister sans d’autres institutions, et en cela il est clair qu’elle n’est pas la seule institution de l’économie, la manière dont elle est gérée a une influence considérable sur les autres institutions. Cela s’appelle tout simplement la dialectique.
  • Une vision dévoyée de « l’internationalisme » qui prétend qu’au nom d’intérêts communs (qui existent assurément) les peuples seraient Cette vision nie en réalité la notion d’internationalisme qui précise bien que le commun est entre les Nations mais ne se substitue pas à elles. Cette vision dévoyée prétend ainsi que le Libre-Echange est la forme actuelle de « l’internationalisme ». On comprend alors comment elle arrive à constituer l’Euro en fétiche, sans s’interroger sur le fait que les « unions monétaires » sont en réalité assez rares aujourd’hui dans le monde. Toute interrogation sur cette réalité forcerait ceux qui défendent l’Euro-fétiche de revenir sur terre et d’en envisager l’ensemble des coûts et pertes qu’il fait supporter aux économies de la zone.
  • Une idéologie de remplacement pour cette « gauche » qui se dit réaliste, et que l’on appelle la « deuxième gauche ». L’Euro est venu se substituer à la perspective du changement de société qui avait été défendu en 1981. Ayant abandonnée toute idée de changement social, ayant même substitué le « sociétal » au social, cette « gauche » dite réaliste s’est trouvée une idéologie de remplacement dans la construction européenne qu’elle a alors identifiée rapidement à l’Euro. C’est pourquoi toute remise en cause de l’Euro lui apparaît comme une remise en cause de cette dite construction européenne et doit être combattue avec la plus féroce énergie (et la plus grande mauvaise foi) et ce contre toutes les évidences. On a eu un exemple de ce type de comportement avec les déclarations faites par le Président de la république et par le Premier ministre depuis le 13 juillet.

Ces raisons n’épuisent pas le sujet. On dira, à juste titre, que nombre des économistes qui conseillent la « gauche » dite de gouvernement viennent des banques (ou des compagnies d’assurances) et sont donc directement intéressés au maintien de l’Euro. Mais, les raisons d’ordre symbolique et politique l’emportent largement. La conséquence de cela est que la question de l’Euro sera le grand débat des mois à venir. C’est autour de ce clivage que l’on verra se réunir la véritable gauche, celle qui entend rompre avec les logiques des politiques d’austérité et donc de l’Euro et ceux qui s’enfoncerons toujours plus dans une logique de soumission conduisant à l’acceptation totale de ces logiques austéritaires.

Par Jacques Sapir

Article original sur le blog russeurope

[1] W. Munchau, « Greece’s brutal creditors have demolished the eurozone project », Financial Times, 13/07/2015.

[2] Ambrose Evans-Pritchard, « EMU brutality in Greece has destroyed the trust of Europe’s Left », The Telegraph, 15 juillet 2015, http://www.telegraph.co.uk/finance/comment/ambroseevans_pritchard/EMU-brutality-in-Greece-has-destroyed-the-trust-of-Europes-Left.html

[3] Ambrose Evans-Pritchard, « EMU brutality in Greece has destroyed the trust of Europe’s Left », op.cit., « By a twist of fate, the Left has let itself become the enforcer of an economic structure that has led to levels of unemployment once unthinkable for a post-war social democratic government with its own currency and sovereign instruments ».

[4] http://www.thenation.com/article/germanys-social-democrats-are-colluding-in-greeces-destruction-and-im-leaving-the-party/

[5] Sebastian Budgen et Stathis Kouvelakis, « Greece: The Struggle Continues », 15 juillet 2015, https://www.jacobinmag.com/2015/07/tsipras-varoufakis-kouvelakis-syriza-euro-debt/

6 réponses
  1. Harry
    Harry dit :

    Alexis Tsipras est incompétent (jeune, pas d’expérience à part monter dans les organes des partis de gauche de son pays depuis les ses années d’étudiant, bon pas terrible) ou un traître à la nation qui’ devra(it) déguerpir en temps de guerre.

    Après tous les scénar sont possible, acheté, vendu, menacé, etc.. bof. Non il a voulu jouer au plus malin mais il n’avait pas la carrure. Là il va faire ce qu’il sait faire : essayer de garder sa place.

  2. BA
    BA dit :

    Donald Tusk, président du Conseil européen :

    L’atmosphère, aujourd’hui, est très similaire à 1968 en Europe.

    Je suis surtout inquiet des risques de contagion politique et idéologique. Parfois, il me semble que certains politiciens et quelques intellectuels en Europe sont prêts à remettre tout en question en Europe, les traités, mais aussi la façon traditionnelle de penser l’Europe, la construction européenne et nos valeurs. La Russie n’est pas l’élément le plus important de cette menace. A mon avis, l’atmosphère aujourd’hui est très similaire à 1968 en Europe. Je sens un état d’esprit, peut-être pas révolutionnaire mais d’impatience. Mais quand l’impatience devient un sentiment collectif, elle peut conduire à une révolution. Le chômage massif des jeunes est peut-être la raison la plus claire et visible.

    Source :

    Le Monde, samedi 18 juillet 2015.

  3. jlduret
    jlduret dit :

    « Pour rétablir leur compétitivité face à des pays mieux pourvus, les pays qui sont les moins bien pourvus doivent donc dégager une épargne supérieure ».
    Je ne comprends pas le fondement de cette affirmation sur laquelle repose tout votre raisonnement.
    Pouvez vous la justifier ; ou expliquer le mécanisme ?
    Merci d’avance

  4. Bernard
    Bernard dit :

    L’attachement a l’euro:
    c’est beaucoup plus simple et trivial, c’est juste une question de pouvoir d’achat.
    a choisir entre une monnaie faible ou une monnaie forte que peut dire le citoyen lambda.
    Ceux qui ont des salaires faibles ou vivent aux minima sociaux se moquent bien des consequences macro et micro economiques, des politiques des banques centrales et tout le reste car ils n’y comprennent rien car ils n’ont pas le niveau intellectuel pour reflechir au dela.
    Cela n’a absolument rien a voir avec une quelconque idéologie

    La seule chose qu’ils veulent maintenir c’est leur pouvoir d’achat
    La majorité de l’électorat de l’extreme gauche et de la gauche en général, n’ont pas un niveau intellectuel élevé et de ce fait sont peu qualifiés et n’ont donc pas un travail bien payé.
    L’attachement a l’euro est donc un instinct primaire de consommation, « ils veulent » garder une monnaie forte pour conserver son pouvoir d’achat.

    En réalité, monnaie faible ou forte c’est une illusion de penser qu’entre l’euro ou drachme cela va changer car pour celui qui est riche, quelque soit la monnaie, il reste riche, celui qui est pauvre ne va pas s’appauvrir du fait de la perte de l’euro.
    il suffit de voir des pays dont la monnaie est « faible » pour se rendre compte.
    Malheureusement, il n’y a pas la notion de :qu’est ce que vous apporte votre travail en terme de pouvoir d’achat
    exemple a Madagascar, la monnaie est tres faible mais, il y a des gens qui sont riches et qui amassent des fortunes avec cette monnaie faible.
    Pour un médecin grec, cela ne devrait rien changer pour lui d’etre payé en drachme ou euro, quand il veut aller en europe, il change ses drachme.
    En revanche, il prefererait etre payé en euro , car il n’a pas confiance en la valeur du drachme dans le temps.
    Les citoyens grec n’ont plus confiance, ni a l’Etat , ni a l’economie grecque , ni a une autre monnaie(drachme)

    Le question de fond que personne ne parle vraiment c’est: est ce que le systeme politique et economique grecque permet il de s’enrichir ou pas, permet il de vivre décemment ou pas.
    Quelque soit la monnaie utilisée si l’Etat vous taxe trop, vous travaillez plus pour l’Etat que pour vous meme, donc vous préférez fuir.Trop de taxes pousse a la fraude fiscale

    Il semblerait que depuis que les socialistes ont mis en place un systeme trop social en Grece, le pays coule car l’Etat depense plus que ce qu’il peut collecter.
    Pour relancer ce pays, il faut de la confiance
    Confiance dans l’avenir du pays
    confiance envers ses dirigeants, ses politiciens
    confiance dans son systeme economique et societal
    confiance dans ses atouts économiques

  5. André
    André dit :

    « Pour relancer ce pays, il faut de la confiance
    Confiance dans l’avenir du pays
    confiance envers ses dirigeants, ses politiciens
    confiance dans son systeme economique et societal
    confiance dans ses atouts économiques. »

    Il faudrait plutôt:

    Un pays de confiance.
    Des dirigeants et des politiciens de confiance.
    Un système économique et sociétal de confiance.
    Des atouts économiques de confiance.

    Ce qui ne semble pas exister.

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