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L’Euro et le FMI

La question de l’impact des fluctuations relatives des taux de change sur le commerce extérieur constitue l’un des points centraux dans la nouvelle édition du World Economic Outlook d’octobre 2015 que vient de publier le Fonds Monétaire International. Un tiers de cette publication est consacrée à cette question. On revient donc sur ce sujet en raison de l’importance tant théorique que pratique de cette question. En effet, on comprend instantanément que les conclusions duWEO d’octobre 2015 sont de nature à remettre en cause l’idée d’une « monnaie unique » comme l’Euro dont on voit aujourd’hui qu’elle fonctionne surtout comme un système de taux de change fixe et bloqué au profit d’un pays (l’Allemagne) et au détriment de nombreux autres, comme la France, l’Italie, l’Espagne, la Grèce et le Portugal.

Le débat théorique

En fait, il y a un débat important entre les économistes pour savoir su une dépréciation du taux de change peut avoir un effet commercial important[1] ou si, au contraire, l’impact de cette dépréciation sur le commerce est très faible, voire nul. C’est donc la question de l’élasticité aux prix nominaux qui est posée[2]. Un certain nombre d’économistes prétendent qu’aujourd’hui c’est le facteur qualitéqui prime dans la compétitivité internationale et que la compétitivité seraitdéconnectée du prix relatif du produit[3]. De même, le fait qu’un produit (surtout industriel) incorpore des autres productions produites à l’étranger[4], ce que l’on appelle les « chaînes de valeur » devrait avoir tendance à réduire l’impact de la dépréciation d’une monnaie dans la compétitivité d’un pays[5]. Mais, les différences de qualités tendent à se réduire entre pays avec le développement des investissements, qu’ils soient nationaux ou étrangers. Il est donc logique que la question du prix soit importante. En fait, les théories de la déconnexion de la compétitivité par rapport aux prix relatifs est largement remise en cause par des travaux tant théoriques qu’empiriques[6]. Mais, les conséquences de cette remise en cause, ou de ce retour à l’idée dominante des années 1950 et 1960 que le prix d’un produit est bien, à qualité égale, un facteur décisif de sa compétitivité, pourrait avoir des conséquences très importantes pour les politiques macroéconomiques. Cela impliquerait que la présence de déséquilibres de long terme dans le commerce international, qu’il s’agisse d’excédents (comme dans le cas de l’Allemagne) ou de déficits (comme pour la France et les pays du sud de l’Europe), pourrait imposer des modifications importantes des taux de change. Ces dernières aboutiraient à des situations, au moins temporaires, d’équilibre.

Bien entendu, on peut tenter des stratégies d’ajustement dit « interne » car ces ajustements se font sans modification du taux de change. Mais, ils impliquent des contractions des dépenses publiques ainsi que dans une dépression de la demande privée qui plongent les pays considérés dans des crises très profondes. Le fait que le multiplicateur des dépenses publiques[7] soit très supérieur à 1 dans les pays de l’Europe du Sud[8] est un autre facteur d’une crise très profonde qui affecte ces pays et il explique pourquoi les différentes prévisions établies par l’Union européenne se sont toutes avérées fausses[9].

 

Les résultats des chercheurs du FMI.

Les chercheurs du FMI arrivent, quant à eux, aux conclusions suivantes :

  1. Les mouvements des taux de change ont bien des effets importants sur les flux commerciaux. Un pays qui déprécie sa monnaie de 10% peut compter sur un gain de commerce d’environ 1,5%, toutes choses étant égales par ailleurs. En fait, sur le panel de pays et de cas de fluctuations des taux de change retenu, on observe une certaine dispersion de ces effets, qui peuvent aller d’un gain de 0,5% à des gains de plus de 3%. Un facteur important dans l’explication de ces effets importants est que l’inflation qui est engendrée par une dépréciation du taux de change (qui renchérit évidemment les produits importés) est assez faible et, surtout, ne se diffuse dans l’économie que lentement.
  2. Si l’internationalisation des chaînes de valeur (soit le phénomène d’internationalisation de la sous-traitance) joue bien un rôle d’inhibiteur des effets de la dépréciation des taux de change, cet effet est limité. Une explication plausible est que ce processus d’internationalisation des chaînes de valeur a été lent dans le temps. Une autre explication est que la part de la valeur ajoutée dans un produit donné qui est concernée reste aujourd’hui inférieure à 25% du total de la valeur ajoutée. On constate que l’on est passé de 1995 à 2009 de 20% à 20,4% en moyenne. De plus, il y a des indications précises que ce mouvement s’est ralenti depuis 2005[10].
  3. L’idée que les flux de commerce international, et que la compétitivité d’une économie, soient indépendants des taux de change ne résiste pas à une étude systématique des données depuis les 25 dernières années. Il n’y a pas de « déconnexion » entre le commerce international et les prix, bien au contraire[11]. En fait la stratégie des firmes fait bien une place importante au prix du produit[12].

Par ailleurs, les mouvements de dépréciation des taux de change ont d’autant plus d’effet sur les économies que ces dernières sont caractérisées par un système bancaire en bon état[13]. Un système bancaire non fonctionnel compromet les effets à court terme d’une dépréciation du taux de change. Mais, il ne semble pas remettre en cause les effets de moyen et long terme[14]. De même, une crise bancaire dans un pays affecte, si ce pays doit déprécier sa monnaie, l’impact de cette dépréciation sur les gains de compétitivité[15]. Par ailleurs, l’ampleur de la dépréciation (ou de l’appréciation) du taux de change affecte bien les résultats. Une méthodologie particulière doit ici être utilisée pour détecter si l’ampleur de la dépréciation peut influer sur le résultat[16]. On constate, alors, que dépréciations faibles du taux de change pourraient ne pas avoir d’effets visibles, alors que de fortes dépréciations (plus de 10%) pourraient avoir des effets sur les flux de commerce international qui soient proportionnellement plus importants[17]. Une des leçons que l’on peut tirer de ces résultats est que, quand une dépréciation du taux de change survient, il est nécessaire que cette dépréciation soit importante et au moins égale à 15% du taux de change d’origine, voire plus.

 

Importance pour les pays européens.

Ces résultats sont des plus importants quand on regarde les problèmes des pays du sud de l’Europe, et plus généralement la situation de la zone Euro. L’important excédent commercial structurel qui caractérise l’Allemagne est un bon signal du fait que l’Euro est, pour ce dernier pays, sous-évalué. Mais, une appréciation de l’Euro ne correspond pas à la situation de pays comme l’Italie, l’Espagne, la Grèce et le Portugal.

On sait que, au total, environ 65% du chômage est causé – directement ou indirectement – par l’Euro. De ce point de vue la France est dans une situation médiane, et que pour l’Espagne ou la Grèce ont est probablement proche de 75%-80%. Ceci est confirmé par des études plus anciennes qui insistent sur la dimension dépressive de l’Euro[18]. Il convient alors de souligner le coût tant humain que financier de ce chômage pour la France. La question du coût financier est ici importante. Les chômeurs et quasi-chômeurs ne cotisent aux caisses sociales qu’une fraction de ce qu’ils auraient cotisés s’ils avaient un emploi. Par ailleurs, l’Etat prend en charge une partie des prestations pour certaines catégories, justement pour « aider » des chômeurs à retrouver un emploi. Mais, ce faisant il crée des « emplois aidés » qui coûtent chers et dont le débouché vers de l’emploi stable est des plus limités. En réalité, le chômage a un coût induit sur l’équilibre des régimes sociaux qui est considérable. Il a aussi un coût direct élevé à la fois dans le développement de pathologies liées au travail (stress au travail, burn-out) mais aussi de pathologies directement liées à la privation d’emploi (et incluant les divorces et suicides).

La nature dramatique du problème invite à revenir sur les résultats de l’étude publiée en 2013 à la Fondation ResPublica[19]. Dans le cas d’une dissolution « consensuelle » de l’Euro, les taux de croissance du PIB avait été estimé à :

Tableau 1

Croissance directe (base 100 pour le PIB en période initiale)

Année 0 1 2
France 100,0% 103,4% 106,2%
Allemagne 100,0% 98,3% 97,8%
Italie 100,0% 102,3% 104,2%
Espagne 100,0% 103,3% 105,8%
Grèce 100,0% 109,2% 115,4%
Portugal 100,0% 107,0% 110,9%

Dans le cas d’une dissolution plus chaotique de la zone Euro on obtenait les résultats suivants :

 

Tableau 2

Croissance directe (base 100 pour le PIB en période initiale)

Hypothèses d’une dissolution chaotique de la zone Euro

0 1 2
France 100,0% 104,7% 108,4%
Allemagne 100,0% 97,1% 96,0%
Italie 100,0% 103,6% 106,4%
Espagne 100,0% 105,2% 109,1%
Grèce 100,0% 111,7% 119,0%
Portugal 100,0% 109,9% 115,0%

 

Cette hypothèse est marquée par un recul de 4% du PIB de l’Allemagne. A l’inverse, on observe de forts taux de croissance tant pour la France, l’Espagne et l’Italie que pour la Grèce (+19%) et le Portugal (+15%). Cela permet d’avancer que, quelle que soit l’hypothèse retenue, une dissolution de l’Euro ne se ferait pas au détriment des pays de l’Europe du Sud mais bien au détriment de l’Allemagne dont la croissance baisserait par effet direct de 1,7% à 4% sur deux ans. Les pays d’Europe du Sud, France non comprise, profiteraient d’autant plus de cette dissolution qu’ils conserveraient une flexibilité de leur taux de change par rapport à la France. Ces résultats sont convergents avec ceux du chapitre 3 du World Economic Outlook d’octobre 2015.

Par ailleurs, cette croissance directe est en réalité inférieure à la croissance réelle que l’on aurait dans les différentes économies en raison de politiques économiques adaptées. En fait, on obtient, suivant les hypothèses retenues (politique pro-consommation, pro-investissement ou pro-réduction des déficits) un gain cumulé de 18% à 20 pour le PIB sur les 36 mois qui suivent l’éclatement de la zone Euro et le retour à la flexibilité monétaire. Dans ces conditions, l’effet de la forte croissance du PIB engendrée par le cumul des effets directs et indirects d’une forte dévaluation devrait être très important sur l’emploi et le chômage. Il a été estimé que la création d’emplois NETTE en France pourrait atteindre de 2,5 à 3 millions d’emplois dans les 3 ans après la dissolution de la zone Euro.

 

Ceci pose la question de l’entêtement des gouvernements à poursuivre l’expérience de l’Euro alors qu’elle s’avère si destructrice pour les économies des pays concernés, à l’exception de l’Allemagne, et potentiellement si dangereuse pour le futur de l’Union européenne.

 

Notes

[1] Comme Paul Krugman, “Strength Is Weakness.” New York Times, March15.http://www.nytimes.com/2015/03/13/opinion/paulkrugman-strength-is-weakness.html?ref=todayspaper&_r=0. Notons qu’il défend depuis de nombreuses années cette thèse : Krugman P., « Has the Adjustment Process Worked? Policy Analyses », in International Economics, Washington, Wasington DC, Institute for International Economics, 1991.

[2] Orcutt, Guy H., “Measurement of Price Elasticities in International Trade.”Review of Economics and Statistics 32 (2) , 117–32, 1950.

[3] Amiti, Mary, Oleg Itskhoki, and Jozef Konings, “Importers, Exporters, and Exchange Rate Disconnect.” in American Economic Review , vol. 104, (7), pp. 1942–78, 2014.

[4] Feenstra, Robert C., Joseph E. Gagnon, and Michael M. Knetter. 1996. “Market Share and Exchange Rate Pass-Through in World Automobile Trade”, in Journal of International Economics, Vol. 40 (1–2), pp. 187–207, 1996.

[5] Ahmed, Swarnali, Maximiliano Appendino, and Michele Ruta. 2015. “Depreciations without Exports? Global Value Chains and the Exchange Rate Elasticity of Exports.” World Bank Policy Research Working Paper 7390, World Bank, Washington. Voir aussi Ollivaud, Patrice, Elena Rusticelli, and Cyrille Schwellnus, “The Changing Role of the Exchange Rate for Macroeconomic Adjustment.” OECD Economics Department Working Paper 1190, Organisation for Economic Co-operation and Development, Paris, 2015.

[6] Bussière, Matthieu, Simona Delle Chiaie, and Tuomas A. Peltonen, “Exchange Rate Pass-Through in the Global Economy: The Role of Emerging Market Economies”, in IMF Economic Review, N°62: 146–78, 2014.

[7] Ou fiscal multiplier en anglais. C’est la relation qui existe entre la hausse (ou la baisse) des dépenses publiques et la hausse (ou la baisse) du PIB.

[8] A. J. Auerbach et Y. Gorodnichenko « Measuring the Output Responses to Fiscal Policy », American Economic Journal: Economic Policy 2012, Vol. 4, n° 2, pp 1–27. Voir aussi A. Baum, Marcos Poplawski-Ribeiro, et Anke Weber, « Fiscal Multipliers and the State of the Economy », IMF Working papers, WP/12/86, FMI, Washington DC, 2012.

[9] O. Blanchard et D. Leigh, « Growth Forecast Errors and Fiscal Multipliers »,IMF Working Paper, WP/13/1, FMI, Washington D.C., 2013.

[10] Constantinescu, Cristina, Aaditya Mattoo, and Michele Ruta, “The Global Trade Slowdown.” In The Global Trade Slowdown: A New Normal? VoxEU.org eBook, edited by Bernard Hoekman. London: CEPR Press, 2015.

[11] Obstfeld, Maurice, and Kenneth Rogoff, “The Unsustainable U.S. Current Account Position Revisited.” In G7 Current Account Imbalances: Sustainability and Adjustment, edited by Richard H. Clarida, pp. 339–76, Chicago, University of Chicago Press, 2007.

[12] Burstein, Ariel, and Gita Gopinath, “International Prices and Exchange Rates.” In Handbook of International Economics, Vol. 4, edité par Gita Gopinath, Elhanan Helpman, et Kenneth Rogoff, Amsterdam, North-Holland, 2014. Voir aussi, Campa, José Manuel, and Linda S. Goldberg, “Exchange Rate Pass-Through into Import Prices.” in Review of Economics and Statistics, Vol. 87, n°4, pp. 679–90, 2005.

[13] Ronci, Marcio, “Trade Finance and Trade Flows: Panel Data Evidence from 10 Crises.” IMF Working Paper 04/225, International Monetary Fund, Washington, Washingto DC, 2004.

[14] Calvo, Guillermo A., Alejandro Izquierdo, and Ernesto Talvi, “Phoenix Miracles in Emerging Markets: Recovering without Credit from Systemic Financial Crises.” NBER

Working Paper 12101, National Bureau of Economic Research, Cambridge, Massachusetts, 2006.

[15] Kiendrebeogo, Youssouf, “How Do Banking Crises Affect Bilateral Exports?”IMF Working Paper 13/150, International Monetary Fund, Washington, Washington DC, 2013.

[16] Cerra, Valerie, and Sweta Chaman Saxena, “Growth Dynamics: The Myth of Economic Recovery.” In American Economic Review, Vol. 98 (1), pp. 439–57, 2008. Voir aussi : Romer, Christina D., and David H. Romer, “The Macroeconomic Effects of Tax Changes: Estimates Based on a New Measure of Fiscal Shocks.” in American Economic Review Vol. 100 (3), pp.763–801, 2010.

[17] Alessandria, George, Sangeeta Pratap, and Vivian Yue, “Export Dynamics in Large Devaluations.” International Finance Discussion Paper n°1087, Board of Governors of the

Federal Reserve System, Washington, Washington DC, 2013.

[18] Bibow J., « Global Imbalances, Bretton Woods II and Euroland’s Role in All This », in J. Bibow et A. Terzi (dir.), Euroland and the World Economy: Global Player or Global Drag?, New York (N. Y.), Palgrave Macmillan, 2007

[19] Sapir Jacques, Durand Cédric, Murer Philippe, Les Scenarii de dissolution de l’Euro, Fondation Respublica, Paris, Septembre 2013.

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